24 ans après, je dépose plainte...

Témoignage Publié le 09.03.2019

24 ans après,

je dépose plainte...

Bonjour,

J'ai à ce jour 37 ans. Lorsque j'étais enfant, j'ai été victime d'agressions sexuelles et viols de la part du conjoint de ma mère. J'avais entre 8 et 12 ans, j'ai parlé qu'à 36 ans.

Mes premiers souvenirs datent de mes 8/9 ans lorsque ce monsieur est venu dans ma chambre voir si mes seins et mes poils pubiens poussaient. Je me rappelle ne pas être à l'aise, je ne savais pas si c'était bien ou mal. A 9 neuf, je savais déjà que j'avais "un trou pour faire du bien". A 12 ans, pendant des semaines cet individu est venu quasiment quotidiennement voire plusieurs fois par jour me touchait, me caresser les parties intimes et me pénétrer avec ses doigts. Il me disait "que j'aimais ça, qu'il allait me faire jouir, que je mouillais..." Dès qu'il avait quelques minutes, il venait me voir. Je me rappelle entendre le moteur de sa voiture, une express blanche, de la clé dans la serrure, et moi tremblotante dans ma chambre à me dire "ça y est je vais passer à la casserole". Les agressions ont cessé lorsque je lui ai mis un coup sur le côté lorsqu'il chahutait en faisant des chatouilles. La prochaine étape devait être des trucs avec sa langue sur mon sexe...

A mes 14 ans, il est revenu à la charge "mais on s'entendait bien avant" en posant sa main sur ma hanche. Je l'ai repoussé violemment et je lui ai dit que c'était mal, que c'était de l'inceste. Je me souviens de la peur sur son visage à ce moment-là. J'ai ensuite absorbé des médicaments et de l'alcool, j'aurai préféré mourir que de continuer à vivre sous son toit ou à parler à ma mère. Une amie est arrivée, elle m'a fait vomir et mis sous le jet d'eau (c'était l'été) et je lui ai raconté ce que je vivais quotidiennement. J'en ai parlé à mes amies de l'époque. Le temps est passé, j'ai obtenu mon bac et je suis partie faire des études loin de cet individu. 

J'ai grandi, je suis devenu mère à 29 ans d'une petite fille, un métier d'infirmière puis de cadre. Puis une séparation, une incapacité à refaire ma vie de femme, à laisser rentrer quelqu'un dans nos vies. 

En novembre 2016, une dispute avec le compagnon actuel de ma mère a ravivé une colère, des souvenirs. Je ne pouvais plus garder mon secret, il me détruisait de l'intérieur. Je plongeais moralement. Une colère extrême contre ma mère et ses choix.  Le jeudi 29 juin 2017, j'ai enfin réussi à parler à ma mère, j'ai tout vidé. Le soir, j'envoie un texto à mon frère lui disant "M., j 'ai eu une conversation compliquée avec maman, il se peut qu'elle ait besoin de t'en parler. Je reste à ta dispo si tu veux en discuter". Dans la foulée, il est 21h et mon frère m'avoue avoir été lui aussi subi des choses. il n'avait jamais parlé à qui que  ce soit, même à sa femme. Et Je suis devenu folle seule chez moi, j'aurai voulu le tuer ce soir-là. Sur le coup je me suis dit à deux, on est plus fort. Je suis coupable de rien, c'est un pédophile, je me suis également souvenu d'une cassette vidéo porno qu'il possédait, mais cette vidéo était déjà un truc à caractère pédophile (adulte déguisée en écolière, un vieux qui lui faisait des choses en lui montrant avec une poupée...) Bref, à deux on est plus fort et on va dénoncer ce pédophile et protéger d'autres. Erreur, mon frère ne veut pas en entendre parler et mettre le bordel dans sa vie. 

Je me suis présentée seule à la gendarmerie le mercredi 5 juillet. "Bonjour Madame, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? "moi d'une petite voix "je ne sais pas, il s'est passé des trucs quand j'étais petite" "ok, nous allons aller dans le bureau" J'explique en quelques phrases, je suis alors convoqué le samedi 8 juillet à 8h30 avec l'adjudant habilité à recevoir ma plainte. Je me rappellerai toute ma vie de ce 8 juillet 2017, le jour où tout est sorti, le jour où l'adulte à réaliser ce que l'enfant avait subi" Je dépose plainte contre Mr F. pour "agressions sexuelles sur mineure de moins de 15 ans par personne ayant autorité parentale" et "viols sur mineure de moins de 15 ans par une personne ayant autorité parentale". Dès le dimanche, deux amis se manifestent savoir comment j'allais car l'adjudant les a déjà appelés pour prendre rdv dans le cadre de l'enquête préliminaire. La machine est lancée. Expertise psychologique en aout. Le 18 décembre, ma mère, la fille et le gendre de mon agresseur sont convoqués, et lui est placé en garde à vue. Le mardi 19, confrontation en présence de l'avocat de permanence des victimes. C'était horrible de le revoir, il n'a pas changé, même jean, même pull, même chaussures noires, tube d'UPSA sur le bureau de l'adjudant... Il nie les faits, voire je l'ai aguiché. En niant les pénétrations il avoue les agressions... Bref, un moment difficile, perturbant. Nous sommes convoqués en correctionnelle le 14 février 2018. 

"un pénible procès" selon le journal local. L'audience commence par une demande non-lieu car les faits seraient prescrits ! Les juges décident de maintenir l'audience. Et là, il est entendu, je suis entendue, je déballe ma vie devant des inconnus, devant mon père. Je passe les détails. Sa défense est la prescription. A la fin de l'audience, le juge revient sur l'obligation de soins qu'il a débuté suite à sa garde à vue: Mr F, "vous avez commencé des soins médicaux, pensez-vous en avoir besoin" réponse de l'agresseur :"peut-être" "Mr F, avez-vous fait du mal à d'autres enfants" Réponse "oui, j'ai dépassé les barrières avec un petit que ma fille garde" (faits récents). Je vous laisse imaginé l'ambiance du tribunal à ce moment-là. Je précise que ce monsieur habite depuis l'été 2000 dans un mobile-home dans le jardin de sa fille qui est famille d'accueil d'enfants de l'ASE. Le procureur et mon avocat avaient demandé 24 mois de prison dont 12 fermes, une peine légère au vue des faits mais 24 ans plus tard, c'est déjà bien. Délibéré le 28 février, Mr est reconnu coupable d'agressions sexuelles sur mineure, et écope de 24 mois de sursis et de 3000 euros d'amende (avec 20% de réduction s’il paie dans les 30 jours) J'avais tellement peur qu'il ne soit pas reconnu coupable à cause d'une éventuelle prescription que j'étais satisfaite du verdict, d'autant plus que je savais que le parquet a ouvert une autre enquête suite à ces aveux. Nous sommes convoqués le jeudi 12 avril pour l'audience d'intérêts civils. Et là, audience reportée car il a fait appel sur la décision rendue ! Stupéfaction, colère, tristesse, je m'écroule. Appel sur 24 mois de sursis, incompréhensible !!! Il aurait dû leur dire merci. Le parquet a riposté par un "appel d'incident". Je reçois la copie de mon jugement début juin, je suis choquée, en colère. A l'époque, c'était 5 à 10 ans et une grosse amende. J'ai les boules, je suis en colère contre lui, contre mon avocat qui est parti les mains dans les poches. Je dois retourner en appel, payer à nouveau un avocat, raconter à nouveau ma vie devant des inconnus. Audience le 22 octobre.

J'ai déposé plainte pour protéger d'autres, pour qu'il soit reconnu coupable et moi victime, pour pouvoir enfin me construire. J'aurai envie de tout laisser tomber, je suis seule avec ma fille, j'ai claqué 1400 euros d'avocat, on me demande encore 1560. Je précise que je n'ai pas d'aide juridictionnelle, que la protection juridique ne couvre pas les faits car trop anciens. J'étais cadre de santé, en maladie depuis juillet 2017, j'ai signé une rupture conventionnelle le 10 avril 2018 afin d'éviter à un licenciement. Je suis au chômage depuis le 1er juin, je commence un projet de réorientation professionnelle car je ne peux pas être aidante alors que je vais mal. Je suis suivi une fois par semaine par une psychologue. Je me retrouve dans une situation compliquée car j'ai voulu faire justice, protéger d'autres. Je ne regrette pas ma démarche car il a enfin cessé d'agir mais si je devais raisonner égoïstement, toute cette machine judiciaire m'a fait plus de mal que de bien. Outre les étapes difficiles, ce pervers m'a attaqué personnellement par cet appel, par colère contre moi. Il se promène tranquillement, je l'ai croisé le 15 août !! 

Début octobre, j’angoisse, j’ai peur, j’appréhende le procès d’appel. Et s’il y avait vraiment prescription, la justice peut-elle me dire « merci Madame d’avoir permis de stopper des actes de pédophilie, mais nous ne pourrons rien faire pour vous » Je croise cet individu régulièrement, se promenant tranquillement, ses nouveaux voisins le trouvent gentil... Ça m’écœure... Le 22 octobre, je n’ai pas dormi, je me suis organisée pour que ma fille soit gardée afin de la préserver de l’humeur d’un « après-procès », j’ai la boule au ventre, les jambes qui tremblent. Mon père est sur la route pour m’accompagner quand mon avocate m’appelle pour me dire que l’audience est renvoyée... Je m’écroule encore une fois, mais pendant combien de temps on va jouer avec ma santé morale, quand est-ce qu’on va m’autoriser à tourner la page, est à lui ou à moi de la tourner ? Le sentiment d’être un pion. Le seul motif d’appel est la prescription !!! « oui oui, je lui ai fait des trucs mais elle ne peut rien faire contre moi »... Les semaines passent, nous sommes attendus le 14 janvier 2019 en cour d’appel.

Je regrette alors d’avoir porté plainte, beaucoup de dommages collatéraux, dépression, chômage, rupture familiale avec mon frère, frais de justice qui aujourd’hui me conduisent à demander de l’aide aux services sociaux pour que je puisse nourrir ma fille... Et puis, les gens me disent que j’ai eu raison car grâce à ma démarche il a enfin cessé d’agresser des enfants. Je me surprends à dire une phrase horrible : « heureusement il y en avait d’autres », ça a donné du sens à ma démarche. Ma psy préfère : « forcément il y en a très souvent ».

Aujourd'hui, j'attends le 14 janvier avec impatience avec la peur qu'il s'en sorte encore. Car autant la première fois j'étais satisfaite du verdict, autant, je n'accepterai pas une seconde fois qu'il ne prenne pas de ferme. Je veux qu'il aille en prison pour le mal qu'il m'a fait, qu'il a fait à d'autres, pour me faire décolérer ce cette attaque personnelle via son appel. Le premier jugement a démontré par A+B que les faits ne sont pas prescrits, que la culpabilité ne peut pas être remise en question. L'inceste n'est pas retenu car à l'époque 1992/93, l'autorité parentale n'avait pas la même définition qu'aujourd'hui. Il y a même 2 témoignages d'amis de l'époque évoquant les pénétrations digitales, donc des viols donc nous aurions pu aller aux assises...

Le 14 janvier arrive, j’ai pris de la distance, je n’ai plus confiance en la justice, on va encore m’appeler pour me dire que c’est renvoyé… Et pis nan, j’arrive au tribunal accompagné de mon papa. Mon agresseur est là devant. Il se tient courbé, marche mal, fait son ptit vieux, j’ai envie de lui rentrer dedans car je l’ai croisé 1 semaine avant frais comme un gardon qui allait vider ses poubelles d’un pas dynamique… Quel manipulateur. Il sait qu’il n’y a pas de place pour les « ptits papis » dans nos prisons surpeuplées de jeunes aux délits mineurs.

L’audience commence, « Mr F vous avez fait appel alors que vous risquez 10 ans de prison et 150000 euros d’amande, maintenez-vous votre appel ? » lui « bah maintenant que je suis là » La colère monte. Les juges reprennent les faits, je m’écroule encore car j’apprends des nouveaux détails sur ce qui s’est passé avec mon frère, mon imaginaire travail en imaginant des scènes. Il parle d’une petite voix, se plaint de ses insomnies… Quand on lui demande pourquoi il a fait appel, il raconte tranquillement qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec tout ce que j’ai dit, et là, stupeur, il revient sur les pénétrations digitales qu’il nie depuis le début et donc des faits pour lesquels il n’a pas été poursuivi (ce que lui a rappelé une des juges en précisant que nous aurions étés aux assises pour ces faits). Je repasse par les mêmes sérénades que la première fois... Les juges et l’avocate générale apprécient guère son comportement. Délibéré le 18 février.

J’angoisse, j’appréhende, il y a 3 scénarios envisageables « coupable » « coupable mais va en cassation » « non-lieu ». J’essaye de me préparer à tout mais j’ai peur de moi en cas de cassation ou de non-lieu. Le risque que je fasse justice moi-même est très élevé, je sais où il habite, je connais sa voiture, j’ai envie de me rendre chez lui et de me défouler de toute cette merde dans laquelle il m’a mise en plus de mon enfance qu’il a ruiné. Je prends sur moi, signe du destin, ma voiture est tombée en panne ce qui m’a probablement empêché de débarquer chez lui. Arrive le 18, je ne me rends pas au délibéré par peur de moi-même... Manquerait plus qu’un outrage à magistrat ou coup et blessures sur mon agresseur en cas d’insatisfaction.

Le temps de la justice étant intemporel, j’attends un appel de mon avocate, les jours passent, la boule est au ventre, les nuits sont longues de cogite. Pour je ne sais quel motif, le 8 mars, je suis toujours sans nouvelles malgré appel et mail à mon avocate. C’est inadmissible mais je suis rodée malheureusement. J’hésite à aller demander directement à la personne concernée. Et pis ce même 8 mars, 16h40, je viens de récupérer ma fille à l’école, je passe devant mon buraliste du quartier et là, la fameuse Renault 19 bleue de mon agresseur fait une marche arrière devant moi. Je perds mon sang-froid, je klaxonne, j’accélère, je le poursuis pour qu’il s’arrête. Double file, warning, je baisse ma vitre et en colère « alors ils t’ont donné quoi à Orléans ? » « bah la même chose qu’à Montargis » « et c’est bon tu vas continuer à me pourrir en allant en cassation ou tu t’arrêtes là ? » « C’est bon j’arrête » et je continue à m’énervant et le menaçant. Puis il s’en va. Je m’écroule au volant de ma voiture, ma fille de 8 ans a assisté à la scène, elle a peur pour sa maman...

Et pis, je réalise que c’est fini, que 25 ans plus tard il est coupable. Sentiment étrange, je suis soulagée, rassurée d’avoir été entendu par la justice.

A ce jour, j'apporte mon témoignage afin de lutter contre la prescription. Elle est à 20 ans après la majorité, ça n'est pas suffisant. Il me restait 2 ans. Et si je n'y étais pas allé, ce monsieur continuerait à tripoter d'autres enfants. Il y a un peu plus d'un an, il y avait zéro victime. Je suis la première à parler et nous sommes au moins 3 aujourd'hui. Combien d’autres ??? Je tiens aussi à encourager les victimes à dénoncer les faits, bien que difficile, ça reste libérateur, peu importe l'âge. Quant à mon frère, lorsqu’il a été entendu, il avait 38 ans et 1 mois donc prescrits.

J’encourage les victimes à dénoncer ses actes affreux, ça peut prendre des jours, des semaines, des années, ça m’a pris 25 ans... Malgré l’enfer de la machine judiciaire, malgré la situation précaire dans laquelle il m’a mise avec entre autres «sa procédure d’appel », je sais que le pire est derrière moi, que le livre est bientôt fini et je commence tant bien que mal à en commencer un nouveau.

Plusieurs combats sont à mener aussi bien sur le délai de prescription que sur la correctionnalisation de certains faits. 

Et moi, à 37 ans, je mène mon combat personnelle, je lutte contre la dépression, l'anorexie/boulimie, troubles ayant débuté à l'adolescence et majorés à chaque étape judiciaire, j'essaie de me construire en tant que femme car il m'est impossible encore aujourd'hui de mélanger le sexe et les sentiments, j'ai probablement choisi un métier à l'époque par besoin de réparation mais que je ne peux plus exercer aujourd'hui, je dois accepter le rejet de mon frère, je dois apprendre à vivre tout simplement, à vivre sans cette boule au ventre, sans ce secret. Je me suis oubliée toutes ces années et là je dois apprendre à exister, à prendre confiance en moi, aux autres.