Survivre aux violences sexuelles : enquête sur le difficile rapport au corps

Enquête Publié le 07.11.2021
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Les violences sexuelles sur mineur causent des séquelles dévastatrices chez les survivants. Outre les conséquences émotionnelles et psychologiques qu’elles engendrent, elles seraient également un facteur de risque pour l’apparition de dysfonctions sexuelles et gynécologiques à l’âge adulte. Face à l’Inceste a mené une enquête intime et exclusive auprès de ses adhérentes pour explorer ce lien et ses conséquences.

Les premiers signaux d’alarme

Les troubles gynécologiques sont perçus comme des symptômes révélateurs d’une face cachée de l’iceberg chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance. En effet, ils sont souvent le premier signe chez les survivantes témoignant qu’il y a quelque chose qui cloche. Il s’ensuit des interrogations sur leur passé et un réveil d’amnésie dissociative. Selon le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), les troubles gynécologiques recouvrent de nombreuses réalités : des masses pelviennes de type cancéreux ou non, des douleurs pelviennes, des saignements vaginaux ou bien encore des écoulements vaginaux anormaux.

“Mes accouchements difficiles ont réveillé les traumatismes. Ma dernière césarienne a été horrible. J’ai eu la sensation d’être violée encore une fois, car on est immobile, on ne peut pas bouger et ce sont des hommes qui ont leurs mains dans notre corps, témoigne Jade*, survivante d’inceste par son père, qui a eu plusieurs grossesses compliquées à cause d’un col inerte. “Après l’accouchement de mon fils, des flashs sont venus. Je me disais que ce n’était pas possible, c’est mon père, je suis folle. Après la naissance de ma deuxième, ces flashs sont devenus si forts que je ne souhaitais plus que mon mari m’approche. C’était trop difficile. Dès qu’il essayait de m’approcher, je me disais que c’est sale, que je n’ai pas le droit, ce n’est pas sain. Là, je me suis dit que ce n’est pas normal, il y a un problème.” Grâce à ces premiers signaux d’alerte, Jade a entamé une thérapie lui permettant de mettre des mots sur son passé.

Le parcours d’Ambre est assez similaire. Plusieurs échecs à répétition durant son parcours de procréation médicalement assistée (PMA) la pousse à consulter une ostéopathe qui relève la source du problème. “Elle a tout de suite senti que mon utérus était immobile, c'est-à-dire qu'il ne réagissait pas. Il était inerte. La première chose qu'elle m'a demandé, c’est si j'avais été victime de violences sexuelles. Plus jeune, j'ai en effet subi des agressions sexuelles. Elle m'a expliqué que le corps ne se sentant plus en sécurité, l'utérus réagit de cette manière. Il devient inerte. Immobile.” Souvenirs qui ont été enfouis durant sa jeunesse, Ambre ressent ces signes du corps et décide d’en parler afin de se libérer : “Il y a comme une sorte de couvercle qui a été retiré. Je me suis autorisé à en parler. Le fait d’exprimer mes émotions a eu un impact. L’ostéopathe a senti que l’utérus était plus souple et réagissait davantage.”

L’inverse est aussi possible. Le réveil d’amnésie permet de donner du sens aux troubles gynécologiques, comme témoigne Eva : “Depuis toute jeune, j’ai toujours eu des règles douloureuses, j’étais pliée en deux et j’avais du mal à sortir du lit. Les douleurs des règles se sont amplifiées durant mon réveil d’amnésie et c’est là que le lien de cause à effet s'est éclairci pour moi. Je n’affirme pas que toutes les nanas atteintes de règles douloureuses ont subi des violences sexuelles, mais je reste persuadée qu'il y a un traumatisme en lien avec cette partie-là du corps.”

Une spirale infernale de violences

Les survivants de violences sexuelles tendent à revivre des situations de violences, que cela soit envers eux-mêmes (automutilation) ou bien en s’engageant dans une autre relation abusive (Potter, L., 2002). Ils s'engageraient dans une série d’actions délétères pour le corps. C’est le cas de Camille : “Toute petite, ma mère, qui a été victime d’inceste, nous a appris à faire notre toilette intime et pour elle, il fallait entrer dans le vagin, dans le col, pour se laver. Quand j’y pense maintenant, il y a toujours un truc pour nettoyer cet endroit-là, comme si c’était un endroit sale et qu’il fallait toujours le nettoyer. J’ai raconté cet épisode à mon gynécologue et il m’a dit que j’avais une flore naturelle et qu’il ne fallait jamais rentrer avec les doigts pour nettoyer là-dedans. J’ai donc arrêté de le faire car, depuis ma jeune adolescence jusqu’à être maman, j’avais toujours des mycoses en me lavant et j’allais détruire ma flore naturelle.”

Marie, survivante d’inceste, a répété les violences subies sur son corps par le biais de multiples partenaires sexuels. “Ma vie amoureuse était une catastrophe et encore aujourd’hui, je n’ai jamais réussi à avoir un couple qui dure plus de trois ans. C’est le profil typique de la victime de l’inceste. J’ai accumulé tout ce qu’une survivante pouvait vivre, c’est-à-dire à la fois les comportements autodestructeurs, par le biais d’aventures sexuelles multiples, ou alors des couples dysfonctionnels, jusqu’à rencontrer un pervers narcissique, donc quelqu’un qui finalement reproduit une maltraitance sous un angle différent ”.

Le corps, une enveloppe protectrice malgré tout

Selon le DSM, les dysfonctions sexuelles sont caractérisées par une “perturbation des processus qui caractérise le déroulement de la réponse sexuelle ou par une douleur associée aux rapports sexuels.” Elles peuvent prendre diverses formes dont le trouble du désir sexuel, qui se caractérise par l’absence ou la réduction du désir sexuel, voire une aversion phobique des contacts sexuels. Des troubles de l’excitation sexuelle ou de l’orgasme se manifestant respectivement par une difficulté à obtenir et/ou maintenir une excitation sexuelle ou par une difficulté d’atteindre l’orgasme. Elles prennent également la forme de troubles sexuels avec douleur, comprenant la dyspareunie et le vaginisme. Dans le premier cas, il s’agit d’une douleur génitale récurrente ou persistante associée aux rapports sexuels. Dans le second, le vaginisme, il s’agit d’un spasme involontaire, récurrent ou persistant, de la musculature du tiers externe du vagin qui interfère avec la pénétration vaginale.

Les troubles gynécologiques rendent les rapports sexuels désagréables, compliqués, voire impossible. “Un trouble gynécologique signifie l’impossibilité d’avoir des relations sexuelles et ce n’est pas anodin. C’est à la fois une forme de punition, car je dis non à mon corps de ressentir du plaisir, et c’est aussi une punition pour l’homme qui est dans votre vie puisque lui non plus ne peut pas avoir du plaisir avec vous. C’est une double punition et je pense que cela était lié à une non acceptation de ce qu’il s’est passé dans l’enfance”, témoigne Marie, souffrant de multiples mycoses à répétition.

Malgré leurs côtés négatifs évidents, ils peuvent également être perçus comme une protection contre la violation ou l’intrusion attendue, comme s’ils représentaient un désir de maintenir l’intégrité de soi. “Pendant une longue période, j’utilisais la sexualité comme un moyen d’obtenir de l’amour. J’avais un comportement d'autodestruction, qui se traduisait par avoir de nombreux partenaires, sans me protéger. Je me rends compte que les mycoses étaient une punition mais aussi une protection vis-à-vis de mes comportements à risque”, poursuit Marie. D’après la littérature scientifique, l’inceste a des effets négatifs importants sur la confiance accordée au partenaire dans les relations intimes (Potter, L., 2002). Ainsi, selon un sondage de notre association, réalisé auprès de 258 survivants de l’inceste en France, plus de 98 % d’entre eux estiment que l’inceste a ou a eu une influence négative sur leur vie de couple. Cela s’explique par le fait que leur confiance a été trahie pendant leur enfance par une personne censée les protéger. Il est dès lors souvent difficile de s’investir dans une relation de couple harmonieuse, de se sentir dignes d’être aimés ou de parvenir à faire confiance à leur partenaire. “Je remettais en cause mes partenaires. J’accusais l’homme de ne pas être sérieux, infidèle, irrespectueux et de véhiculer une maladie qu’il me transmettait mais cela est en lien avec ce que j’ai vécu dans l’enfance”, ajoute Marie. 

Des traces témoignant du passé

Le corps parle à l’endroit où il a été meurtri. Il témoigne de la violence subie dans le passé. “Cet endroit-là a été violé et abîmé”, se confie Camille, désignant son utérus. “Comme c’est à cet endroit-là, j’ai l’impression que ma vulvodynie (douleur de la vulve chronique et sans cause identifiable lors d’un rapport sexuel, de la mise d’un tampon ou lorsque l’on s’assoit, NDLR) est une continuité dans ma vie”. Marie, qui a souffert de mycose pendant plus de 30 ans, partage, elle aussi, ce vécu : “J’ai eu un cancer du sein en 2016 et à ce moment-là, je me suis dit bingo, c’est lié à ton enfance. C’est un cheminement qui t'a mené jusqu’à là, c’est la non résolution du traumatisme qui a fait que ça impacte ton corps. Le cancer du sein, c’est quand même très symbolique. Il est celui qui touche le plus votre féminité. Vous êtes atteinte dans l’organe qui représente en particulier la femme, la poitrine. Le sein sert à allaiter, à nourrir la vie. Immédiatement, j’ai fait le lien avec mon enfance, avec la partie femme qui a été violentée, brutalisée, maltraitée et utilisée.”

Finalement, lorsque l’on interroge explicitement les participantes sur un lien entre leurs troubles gynécologiques et sexuels en rapport avec les agressions endurées dans l’enfance, toutes s’accordent à dire que ces problèmes sont une conséquence logique des violences sexuelles vécues durant l’enfance. “On est touché dans notre être, lance Jade. On est sali. On ne peut pas avoir une relation saine avec cette partie-là de notre corps quand on a vécu une agression sexuelle. Ce n’est pas possible. Tant que les émotions, la colère, le dégoût ne sont pas sortis du corps, le corps nous envoie des signaux d’alarme. Après je ne dis pas que le fait d’exprimer ou travailler dessus va guérir les problèmes gynéco du jour au lendemain, mais ça les estompera, c’est certain.”

Une note d’espoir

Dans la dureté de ces témoignages, la plupart des survivantes de violences sexuelles tiennent aussi à livrer une note d’espoir. “Il y a une nécessité à parler, mais surtout au bon moment, souligne ainsi Ambre. Il ne faut pas se forcer, car en réalité, si nous ne sommes pas prêtes, cela ne mènera à rien (…) Quoi qu’on en pense ou en dise, vivre des violences sexuelles a forcément des conséquences.”

Et Marie d’ajouter : “C’est important de le dire : l’inceste, on s’en sort. Certes, fragile, avec une sensibilité exacerbée et des blessures qui peuvent se réveiller parfois, mais on s’en sort. On peut avoir une belle vie. On peut aimer et être aimée.” C’est aussi l’avis d’Eva : “Je suis profondément persuadée que si on a survécu, c’est pour faire de grandes choses et je m'accroche à cette espérance quand ça ne va pas.”

*Tous les prénoms ont été changés.