De l'escrime

Témoignage Publié le 22.09.2025

On parle au collège. On parle de tout. On parle même trop.

Et surtout de sexe. Un de mes déclics fut à cette période, mais avant, remettons les éléments clés dans l’ordre.

Phase 1 : l’acte. L’événement ou les événements qui vont ruiner mon enfance et ma vie de jeune adulte. Les actes qui te bousillent de l’intérieur sans que tu t’en aperçoives. Qui te rongent, qui s’insinuent en toi, qui ondulent, qui explosent.

Phase 2 : l’oubli. L’amnésie ou amnésie post-traumatique, terme que j'apprends bien plus tard. Selon la psychologie, quand un événement est trop douloureux ou difficile à comprendre pour notre cerveau ou notre corps, celui-ci décide de l’effacer de notre mémoire, de l’enfouir, plus exactement. Pour mieux exploser après. A la fin, je ne sais pas si je dois remercier ce mécanisme de défense.

Phase 3 : fragments et comportements. Je ne saurais pas dire l’ordre précis. Des réflexes étranges, un recul, un frisson ou des peurs infondées. En tous cas, tous ces petits comportements ne s’expliquent que bien plus tard. Les flash-backs eux viennent soudainement. Au début, simples cauchemars ; on se rend vite compte que ce n’est pas seulement ça. Déclenchés par des mots, des gestes, des idées ou mêmes de simples vidéos.

Au collège, je disais donc que les enfants parlent, beaucoup. Et surtout de sexe. Car au collège c’est un peu la découverte de son corps. Les formes, les règles pour les personnes à utérus, ces putains de règles qui, si personne ne te prévient, ressemble à de la m*de au fond de ta culotte la première fois. Bref, on reprend. La voix qui mue, l’acné, les premières cuites, les premières expériences de sexe, les premiers pornos, un mot sur la masturbation, sur beaucoup de choses jusqu’alors inconnues. Et c’est à cette même période que j’ai entendu le mot « attouchements ». Au détour d’une conversation, j’ai pris le mot au vol, sans savoir quoi en faire. Puis j’en ai parlé à une amie, en lui redemandant la signification. Ah, c’est donc ça. Puis d’autres souvenirs reviennent. Je me souviens en primaire en avoir parlé à une « amie », on m’a touchée, ce n’est pas normal, cette situation n’était pas normale. Sa réaction ? Me dire qu’à une autre amie à elle, il lui est arrivé bien pire : « tu te rends compte, elle ne sait pas si elle aime les filles ou les garçons ! » . Laissez-moi rire. On n’a clairement pas la même définition des problèmes. Mais le temps passe. Si elle pense que ce n’est pas grave, alors ça ne l’est pas. Et j’oublie, encore.

Lycée. [...] J’ai encore des réflexes assez étranges : je recule instinctivement quand on me frôle la cuisse, la jambe, le mollet. Même quand c’est ma propre mère. Et les garçons n’en parlons pas. Pas de copains, et il faudra un moment avant que j’en laisse un me toucher. Je déteste les bisous, même sur la joue. Je frisonne rien que d’y penser. Il me faudra un peu de temps avant de faire des câlins à mes amies. C’est aussi grâce à elles que j’ai découvert pleins de sujets en tout genre, chacune de nous avait son élément, nous le partagions et nous en étions ravies. Presque aucun tabou entre nous, j’ai pu apprendre et poser des questions auxquelles je n’aurais jamais pensé avant, ni même osé poser. Passons les problèmes que j’ai rencontrés avec mes parents, les disputes et les mauvaises ententes. Je suis loin d’être la personne la plus désagréable, eux aussi. Je m’éloigne. Le lycée m’a apporté ces amitiés qui me seront indispensables dans le futur.

Prépa : deux ans. Pas folichon ces années-là. [...] L1. Alors là ça se complique et s’allège à la fois. Après deux ans de prépa je reprends goût à la vie, je ressors, je profite de ma famille, je lis, je travaille moins, beaucoup beaucoup moins. Les cours me plaisent, l’appart me plaît, mes amies ne sont pas loin, ma famille non plus. Tout va bien. Je me sens vraiment bien en ce début d’année, vraiment chez moi et bien entourée, sans être étouffée. Puis l’explosion, pire qu’un accident, une révélation.

Phase 4 : explosion. Une voiture, une sœur, un silence, un questionnement, une réponse pourtant si courte : "Je ne veux pas y aller..." - Silence - Je comprends dans la seconde. Explosion. Mon pire cauchemar est là : ma soeur aussi est donc concernée ! Et là on retrouve ce sang-froid : on fait demi-tour, pas d’accident, calmement et toujours en rassurant. On rentre chez les deux principaux piliers de sa vie : les parents. Puis là on peut s’écrouler. On lâche tout. Pas comme on aurait voulu, beaucoup plus cru et décousu, sans trop réfléchir. Je regrette ma façon de leur avoir annoncé à ce moment-là mais ça a explosé. Et un de mes plus précieux piliers a aussi cédé… Alors j’ai repris mes esprits, mon sang-froid, et je me suis mise en mode protection. Mon deuxième pilier est allé au front pour nous. Ce moment qui a fait exploser notre univers, notre silence.

Phase 5 : accélération. Tout s’enchaîne, d’autres souvenirs reviennent. J’ai vu une assistante sociale cette année-là. Je ne savais pas vers qui me tourner. Un sujet pareil ne peut pas être abordé autour d’un café et d’une conversation sur le beau temps. Quoi que maintenant, je dirais pourquoi pas ? Il paraît que j’étais déjà allée voir une psychologue quand j’étais plus jeune, sans succès et le seul truc dont je me souviens c’est de l’appeler « le pokémon ». Alors je me renseigne. Il faut savoir que toutes les facs possèdent des psys, des infirmières et des assistantes sociales. C’est beau, et très pratique. Bilan de la situation : la sœur en miettes, un de mes piliers brisé, le second déjà par le passé. Je me dirige donc vers cette assistante sociale, en pleine confusion et à la recherche de quelqu’un pour m’aider. Il m’aura fallu du temps, mais j’ai pris conscience que si je voulais devenir moi-même un pilier je devais d’abord aller mieux. Et c’est une personne formidable que j’ai rencontrée. Elle a su m’écouter, ne pas me juger, me soutenir et m’épauler. Une inconnue qui a pourtant tant fait.

Je me suis alors renseignée. Je dispose de quelles armes pour me battre ? Quels moyens j’ai à ma disposition pour rendre justice ? RIEN. Absolument rien. Car dans notre cher système juridique rien n’est bien foutu. Pour une simple question d’âge, cet acte n'aura certainement aucune valeur aux yeux de la loi. Rien ne change l’acte, les conséquences, ce qu’il a brisé ; mais non, débrouillez-vous. Je mets alors de côté l’idée de porter plainte. Avant j’ai lu énormément de témoignages, pour me rassurer, m’informer, me dire que peut-être il y a une chance. Et incroyable. Je ne suis pas seule. Nous ne sommes pas seul-e-s. Différentes histoires et détails certes, mais si bon à savoir. Alors, l’assistante me demande ce que je compte faire. Je vais me battre, mais autrement. Déjà, parler avec les parents du monstre. Je lui écris une lettre, sans trop savoir si je la lui lis, si je l’envoie, si je l’appelle. Le voir en vrai serait trop difficile. Pendant plusieurs semaines j’envisage différents scénarios, différents résultats. Mon père lit la lettre. Je pense toujours que c’était une mauvaise idée. Je lui ai dit : « ça va te faire mal ». Mais il voulait la lire. L’assistante aussi l’a lue. Elle m’a dit que cette lettre me ressemblait bien et qu’elle pouvait m’entendre la lire à travers mes mots. Cette lettre est comme un cri, elle me vient du fond du cœur. Mais je ne lui lirai pas, ni ne lui envoie. « Ce sont mes mots, je n’ai pas envie qu’il en soit en possession ».

Mais l’idée de parler avec sa mère, ma tante, est toujours là. Le seul pilier qui me reste m’accompagne donc. Et je parle, je mets des mots sur ce qui m’est arrivé, car oui enfin, j’en ai. La première fois que je les ai formulés dans mon esprit et dits à voix haute fut devant l’assistante sociale. À sa réaction et à la suite des recherches sur internet j’ai réalisé la gravité de l’acte. Deuxième explosion. Ce ne sont pas juste des attouchements, c’est un viol, un crime, un acte inhumain que personne ne devrait connaître, que personne n’aurait dû inventer. L’assistante m’a dit que j’étais forte, que beaucoup aurait essayé de se tuer, de se faire du mal. Que beaucoup avait des troubles de l’alimentation ou autre mais que je me tenais droite devant elle sur ma chaise et que je sortais portant des mots si durs. Mais pourquoi aurais-je fait ça ? Pour des milliards de raisons. L’une d’entre elles étant que j’étais bien entourée, une autre est qu’il ne gagnerait pas. Je suis plus forte que lui. Je me battrai pour ma sœur, pour ma mère, pour mon père, pour toutes les autres et les futures autres. « Un jeu ». Voilà ce que m’a répété sa mère. Vous savez le célèbre jeu du « touche-pipi » ? Ce serait donc ça. Rien de plus. Déjà en soi, le mot est juste horrible. Ensuite vus nos états, ce n’était pas un simple jeu. Le consentement, il ne devait pas connaître. Elle a essayé de lui trouver des excuses. Une enfance pas facile bla-bla, tu te rends compte, il n’a jamais couché avec une fille. Ah bah j’espère bien après en avoir violé deux ! Je lui sors que moi-même je n’ai pas vécu des choses faciles et ce n’est pas pour autant que je fais du mal aux autres. Mais rien. C’est une mère qui ne se bat plus depuis des années, et qui ne se battra pas maintenant, encore moins contre son fils. [...]

Phase 6 : « reconstruction ». Afin de devenir moi-même un pilier j’ai eu donc plusieurs étapes. Je suis allée voir l’assistante qui m’a fait ouvrir les yeux sur la gravité de l’acte. J’ai écrit une lettre. J’ai parlé avec sa mère. J’ai aussi pour la première fois dit à mes parents ce qui s’est passé. J’ai essayé de voir un psychologue. Un vrai désastre. [...] Cette mauvaise expérience m’a marqué. J’ai mis plusieurs mois à me décider d’aller voir un psy, je m’étais beaucoup renseigné pour finalement en avoir toujours une aussi mauvaise image. Cette reconstruction passe aussi par la parole. Car après la première explosion j’en ai parlé à une de mes amies. J’étais en miettes, seule avec personne à qui en parler. Je ne pouvais pas garder ça pour moi, je l’avais bien réalisé. Et elle m’a soutenue, elle me soutient encore. « Ça fait partie de toi, il faut que tu apprennes à vivre avec ». Je le fais, je le ferai encore. Ensuite, j’en ai parlé à une autre amie. J’ai craqué en plein amphi, elle m’a demandé si je voulais qu’on parte, j’ai dit oui. Elle n’a pas posé de questions, nous sommes retournées chez moi en silence. Elle m’a demandé si je voulais lui en parler, alors je lui ai raconté. Elle a parlé avec calme et m’a aussi soutenue. Je ne la remercierai encore jamais assez.

De pouvoir en parler avec elles déjà fut une grande étape. Non je ne suis pas seule, non on ne devrait pas garder ça pour soi. Je me suis aussi éloignée de ma famille tout en étant là pour ma sœur. Mes deux grands piliers étant brisés je ne pouvais pas me frotter moi-même à ce verre cassé ou j’aurais sombré moi aussi. Alors pour une fois dans ma vie, je n’ai pensé qu’à moi. Je me suis reprise en main. J’ai avancé et fait la paix avec moi-même et surtout mon corps. J’en ai joué, j’ai rencontré quelqu’un. Et ça fait un bien fou. Je n’avais pas forcément confiance en lui mais j’avais confiance en moi. Je savais ce que je voulais et ce que je ne voulais pas. J’ai quand même fait une crise de panique la première fois que je me suis retrouvée en sous-vêtements contre lui. Mais j’ai géré. Jamais deux sans trois. Ça m’est arrivé une autre fois avec un autre homme. La première fois s’est passée au collège mais je ne savais pas alors à ce moment ce qui m’arrivait. J’étais dans les toilettes, je me sentais très mal, triste, seule et j’ai fondu en larme sans pouvoir m’arrêter. Sans réaliser ce qui se cachait derrière ce mal-être. Cette première expérience intime avec un homme a été un des éléments de ma reconstruction. Oui, on peut me toucher sans me faire mal, oui je peux aimer ça, oui ça doit être que si je le veux. Ces quelques mois furent les plus intenses et les plus douloureux de ma vie. Mais c’est aussi durant cette période où je me suis enfin retrouvée, enfin affirmée. Où j’ai pu être moi et dire haut et fort « je vous emmerde ».

Phase 7 : ouverture. La lettre n’a pas suffi. Les autres éléments non plus. C’est pour cela que je suis encore en train d’écrire sur le sujet. Ma sœur m’a parlé. Elle aimerait porter plainte. Qu’il ne sorte pas impuni, que les gens le sachent. Je ne comprends que trop bien mais je sais que l’histoire sera classée sans suite. J’ai peur d’une rechute, d’une autre explosion. [...] Je suis passée par tellement d’émotions, encore maintenant : la honte pendant des années. Ce sentiment de saleté qui ne te lâche pas. Ce sentiment de culpabilité. De se dire que oui c’est sûrement ma faute, j’aurais dû dire non, partir, faire quelque chose. Mais à ce moment on est paralysé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire. C’est à lui d’avoir honte, de réaliser la gravité de son acte, ce que sa connerie, son crime m’ont coûté en bonheur, ce temps de perdu, ces nuits sans sommeil, ses cauchemars répétés, chaque année, ces cernes, ces crises de larmes, ces réflexes à la con, cette appréhension, cette haine des hommes, ce manque de confiance, cette peur des psys, cette haine de cette société.

Je ne lui mets pas tout sur le dos non plus. Cette société était déjà bien pourrie avant lui. Il ajoute un peu plus de noirceur au tableau. J’aurais aimé qu’il s’excuse, j’aurais aimé qu’il cherche à savoir comment on va, comment on combat. Qu’il sache que oui, malgré cette année de merde, ces révélations monstrueuses, ces explosions, j’ai réussi mon année, obtenu mon rêve, rencontré des personnes formidables, aimé un homme, aimé mes études, ma famille et mes proches. Il y aura toujours des personnes pour critiquer et dire qu’on abuse. Qu’on est dramatiques, qu’on en rajoute. C’est faux, complètement faux. Nous vivons les choses différemment, nous n’avons pas forcément les mêmes séquelles, mais ça reste des séquelles. Il ne faut pas le minimiser si elles vous font mal, si elles vous empêchent d’avancer, si elles sont un frein à votre développement. Vous avez le droit d’en parler. Vous n’êtes pas seul.e.s, vous êtes des aussi belles personnes les unes que les autres. Vous méritez de dormir sans cauchemar. De faire de doux rêves à chacune de vos nuits. De vous inquiéter pour de petites choses comme la perte des clés de la boîte aux lettres ou d’un verre cassé, mais certainement pas de vous inquiéter de savoir si quelqu’un vous croira. Je vous crois. Des personnes seront là pour vous écouter, vous entendre, vous soutenir et vous accompagner. Battez-vous. À votre manière, à base d’escrime, de gym, de cuisine, de course à pied, de cris, de paroles, de conférences, d’affiches, de chant ou même de peinture. Levez-vous. Parlez. Rigolez. Pleurez. Tombez. Mais toujours relevez-vous. Puis rigolez encore. Souriez. Remerciez. Pensez. Aimez. Soufflez.

Nous en parlons
G
Griffon231
Publié le 10.10.2025
Inscrit il y a 2 ans / Nouveau / Adhérent

Quel témoignage ! Merci pour ce texte si bien formulé. C’est magistral et la fin donne un peu de réconfort quand tout est bien terne autour de soi. J’ai déposé mon témoignage il y a plus de deux ans maintenant sur ce site. Depuis, j’ai osé porté plainte contre mon cousin. L’épreuve judiciaire n’est pas de tout repos émotionnellement mais j’ai au moins la satisfaction d’avoir alerté quant à la dangerosité du mis en cause…