L'inceste protéiforme

Témoignage Publié le 24.01.2024
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Ma mère a 20 ans, elle vient d'avorter, tardivement, d'un garçon, en Angleterre, en 1973 ou 1974. Parce que "ton père" ne voulait pas d'enfant, me dit elle. En 1975, il n'en veut toujours pas, mais elle, elle regrette d'avoir avorté, je suis donc son second enfant, une fille

En 1984, j'ai 9 ans, je me réveille toutes les nuits en hurlant, pleurant, je suis énurétique, je décris un cauchemar récurrent, qui me terrifie : deux crânes d'hommes adultes tentent de passer en même temps par le centre creux d'un tronc d'arbre, l'image de deux crânes en train de naître, et l'un des deux va éclater je le sais. C'est dérangeant parce que nous venons d'emménager dans une ferme isolée, de deux pièces habitables, que nous sommes quatre personnes à dormir dans une même pièce, donc je réveille tout le monde. Cette famille de quatre personnes se compose de ma mère, mon père, ma petite sœur, née en 1983.

J'ai donc 9 ans, un précieux cauchemar, et j'ai la chance d'avoir un pédiatre qui me connaît depuis ma naissance, chez lequel ma mère finit par m'emmener, dans l'espoir de mieux dormir. Le pédiatre écoute ma mère, m'ausculte, et me demande de sortir et attendre seule en salle d'attente. Lorsque ma mère sort de son cabinet, il lui tend la main et lui dit "faîtes le maintenant, vous devez lui dire la vérité, oui c'est une obligation". Une heure de route pour rentrer, il pleut, ma mère est agacée, énervée, son ton est tendu, elle m'en veut. Je me tais. Elle me raconte qu'elle et moi avons beaucoup déménagé, qu'elle était très jeune, qu'elle a fait comme elle a pu, qu'elle était fragile, qu'elle a beaucoup souffert de la mort de sa grand mère, de la mort de son père, entre 1975 et 1980. Et abruptement : ton père n'est pas ton père. Sèchement elle me dit : un nom, un prénom, il est mort, tu ne t'en souviens pas, il ne s'est jamais occupé de toi. Elle enchaine : donc ton père c'est ton père finalement, c'est lui qui s'est occupé de toi, pas l'autre, et c'est lui, A, qui t'aime, et tu vas le blesser si tu ne crois plus qu'il est ton père, si tu parles de l'autre. Je n'ai pas prononcé le moindre mot, pas la moindre question. En arrivant, j'ai serré mon père, A, fort, pour le rassurer, pour me faire pardonner aussi, silencieusement. Ma mère a dit : "Elle sait, je n'ai pas eu le choix". Il a dit : "ah, d'accord". Il m'a aménagé une chambre, à l'autre bout du corps de ferme, isolée, au dessus du chenil. Loyale, silencieuse, jamais je n'ai parlé, questionné, seul ce cauchemar est resté mais je n'en parlais plus.

En 1988 ou 1989, A, mon père a quitté ma mère. J'ai alors posé à ma mère ma première question sur mon autre père, j'avais 13 ou 14 ans. Réponse sèche, énervée, rien de particulier à m'en dire, et je la fatiguais avec la moindre question, j'étais usante, elle s'estimait agressée lorsque je la questionnais. Alors de mes 13 ans à mes 19 ans, au compte-gouttes, chaque année je la questionnais en reformulant, en marchant sur des œufs, avec mille précautions. 6 années pour accéder à ce récit de ma mère : Il ne supportait pas mon existence, un homme jaloux, possessif, violent, elle est partie lorsque j'avais 9 mois pour le fuir. Il ne m'a pas reconnue, j'ai porté le nom de ma mère de 0 à 5 ans. Après qu'elle l'ait quitté, il est parti travailler en Algérie, et il est revenu quelques mois avant mes deux ans. Plus calme, il entamait une procédure de divorce car marié par ailleurs, reprenait contact avec moi, je l'appelais papa, il entamait une procédure pour me reconnaître. Septembre 1979, il est mort d'un accident. J'avais deux ans, durant 15 jours je lui mettais une assiette à table le soir, ensuite j'ai cessé, et je n'en ai plus jamais parlé. Elle, ma mère, était jeune, ignorante, fragile, en deuil de son père, puis en deuil de sa grand-mère. C'est ma tante, sa sœur aînée, qui lui a dit de refuser la reconnaissance de paternité, de couper tout contact avec ma famille paternelle. Elle, ma mère, n'a rien décidé, elle juge mes questions intolérables, accusatrices. Non, je ne peux pas avoir de photo, elle n'en a aucune, ce n'est pas de sa faute, c'est A, en 1980, qui a brûlé le contenu d'un carton du grenier ; seules photos et lettres témoignant de l'existence de mon père. Elle ne l'a pas vu faire, elle n'y est pour rien. Et c'est A aussi qui a interdit que quiconque parle de mon père, pas elle. Et quand A est arrivé, j'avais 5 ans, et je l'ai appelé papa en trois semaines, alors elle n'y est pour rien. Et c'est encore A qui, un jour, en 1980, quelques mois après l'avoir rencontrée, l'a mise devant le fait accompli : il était passé par la mairie, et m'avait reconnu. Elle n'y était pour rien, la pauvre. Ma mère, fragile, toujours trop jeune, ma mère qui ne se souvient pas, ma mère victime, ma mère irresponsable, ma mère que je dérange, que je fais souffrir si je parle, à la moindre question. A 19 ans, par hasard, j’apprends qu'un de mes oncles était le meilleur ami de mon père, en deux minutes il me donne une photo.

Les mensonges de ma mère ont étés ma seule histoire jusqu'en 2015, quasiment. Elle m'a toujours parlé de son histoire par contre, son père, son enfance, son nom, sa grand-mère tant aimée, elle m'a tant et tant répété son histoire, elle a même exigé que je transmette le prénom de sa grand-mère, que je porte moi-même, à ma fille aînée. Ma mère fragile, importante, toute puissante, son histoire, ses besoins. ................................

De 0 à 5 ans, j'ai intégré sa fragilité, j'étais une enfant sage, silencieuse, qui ne lui demandait rien, j'ai appris à lire seule, elle s'en est aperçue par hasard, j'avais 5 ans. J'ai bien intégré son histoire. J'ai bien oublié mon père à deux ans, et ensuite mon nom à 5 ans, et j'ai appelé papa l'homme qu'elle m'a désigné. Cet homme, A, a peut-être brûlé mon père en carton, comme elle le raconte. Mais c'est elle qui a effacé mon père 3 ans avant l'arrivée de A : plus un mot, pas une photo. C'est elle aussi qui n'a pas effacé son père, sa grand-mère : elle avait besoin qu'ils existent après leurs morts. Ma mère a toujours su se préoccuper d'elle, elle a su me conditionner pour que je me préoccupe d'elle. Elle m'a ignorée, niée, et je me suis ignorée, niée, jusqu'en 2015. ..................................

1980, ma mère rencontre A. Il me dira, à mes 15 ans : je ne sais pas de qui je suis tombé le plus amoureux, de toi ou de ta mère. J'avais 5 ans. Il la quitte après quelques semaines, et il demande à ce que je prenne mes douches chez lui malgré cette séparation. Elle m'offre. Les premiers abus sexuels qu'il m'impose ont lieu dans cette salle de bain aux carreaux orange. A devient mon père. Il me répète qu'il m'aime plus grand que le ciel, qu'il m'aime comme personne d'autre ne m'aime, et qu'il n'aimera que moi comme ça. Je n'ai pas reçu autant d'attentions, de temps, avant lui. Et je sais aussi ce dont ma mère a besoin : qu'il revienne, ensuite qu'il reste. A, revient. Ses abus sexuels quotidiens : il me masturbe avec ses doigts, en me douchant, en me lisant des histoires, en voiture. Avec sa bouche s'il le peut. J'oublie ce que je vis immédiatement jour après jour.

J'ai 25 ans lorsque ma mémoire se réveille. J'ai 7 ans lorsqu'il multiplie "les jeux" pour que je touche son sexe en érection. D'emblée, à 5 ans, je refuse certains aliments, je me masturbe compulsivement tous les jours, devant n'importe qui, n'importe où. Ma mère me regarde et se tait. A aime aussi me soumettre, il m'oblige à rester des heures à table devant de la viande froide. Il aime alterner les brimades et les gestes "d'amour". Ma mère me dit d'obéir. Il s'occupe de moi bien plus qu'elle. J'ai 7 ans, je dis à ma mère que je n'ai pas fait exprès de toucher le zizi de papa. Elle me dit d'aller dans mon lit à cette heure. Quelques semaines après, elle donne naissance à ma sœur, reste 10 jours à la maternité. Je reste 10 nuits seule avec lui. Je deviens énurétique durant plusieurs années. Je m'endors très difficilement. Je multiplie les crises de somnambulisme. Je ne tolère plus aucun contact physique avec ma mère. J'ai des absences en classe, j'agis sans m'en rendre compte, les enseignants doivent me secouer, me sortir dans la cour, pour que je revienne à la réalité, je m'isole, je me masturbe sans m'en apercevoir devant la classe. Un signalement est émis. Sans suite.

Mes parents déménagent en quelques semaines, et nous voici dans cette ferme isolée. Ma mère a vu plusieurs fois, par exemple moi qu'il a déshabillée, allongée sur leur lit, il a sa bouche et ses mains entre mes jambes écartées, sur mon sexe. J'ai 10 ans. J'ignore la date de fin. Jusqu'à mes 13 ans, j'ai vu ma mère tout faire pour qu'il ne la quitte pas. Jusqu'à l'obliger à me garder avec lui lorsqu'il allait chez ses maîtresses. J'ai 14 ans quand elle me dit : je sais que les petites filles l'excitent, mais il ne t'a jamais touchée, je restais derrière la porte de ta chambre pour écouter le soir quand il allait te dire bonne nuit, je le surveillais. ...............................................

Il part. Elle nous envoie ma sœur ou moi chez lui s'il lui demande les années suivantes. ..........................

J'ai 12 ans, premier viol. Ensuite 13 ans, 14 ans, 15 ans le dernier. Je ne me rends pas compte qu'il s'agit de viols : j'obéis mécaniquement. ................................

15 ans, un oncle par alliance qui se masturbe en se frottant sur moi. Des types de 45 ans que je laisse faire. Un en particulier, le CPE de mon lycée, et je lui parle à lui. Je le laisse m'utiliser sexuellement et je lui parle du reste. Il veut que je porte plainte. Ma mère me crache "tu vas le voir là, tu vas voir papa en fait, tu vas baiser avec papa là", lorsque je sors le soir. Elle le dénonce à son employeur. Surtout pas à la police. Elle a peur que je l'écoute et que je me rende dans un poste de police. Il est viré. Je me tais. Elle est rassurée. Je le vois encore plusieurs mois mais elle n'y prête plus d'intérêt. .........................................

Mises en danger, phobies, auto mutilations, honte, dégoût de soi ... la liste est longue. ............................

2000 : ma mémoire laisse échapper les premiers souvenirs d'abus. Ma mère nie, ment, ne se souvient pas, je suis une menteuse, j'exagère. Je me tais jusqu'en 2015. 2015 : ma mère m'accuse d'empêcher mon fils de l'aimer, parce qu'elle sait que je lui transmet tout le mal que je pense d'elle. Abruptement, dans la rue, elle, moi, mon fils de 5 ans, nous marchons vers l'école et elle dit ça. J'ai trois enfants, deux filles, mon fils est le plus jeune. ........................

Ce jour là, à cet instant, sans vraiment saisir ce que je ressens, ce que je revis, je sais l'essentiel : ma mère ne doit plus approcher mes enfants. Elle refuse de s'expliquer, elle refuse de partir de chez moi, jusqu'au lendemain où je dois lui interdire l'accès à mes enfants, chez moi. Là elle part. Sa phrase folle, incestueuse, délirante, prétendant violer les pensées de mon gamin, les miennes, se déclarant victime, sa haine envers moi : je lui ai ordonné de partir. J'ai expliqué comme j'ai pu à mes trois enfants en pleurs qui avaient entendus l'altercation du matin. Je venais de divorcer. J'ai appelé leur père, qui les a emmené à l'école. Et j'ai appelé ma sœur et le conjoint de ma mère pour qu'ils l'accueillent, je me suis préoccupée encore d'elle. .......................

Personne de ma famille ne s'est préoccupé de moi depuis ce jour. Ma sœur et moi sommes restées proches, malgré notre lien très abimé, son chemin décalé du mien. 2015 à 2018 : j'ai plongé dans une relation avec un homme manipulateur, maltraitant. Ma sœur ne supportait pas ma souffrance, ne m'entendait pas. 2018 : effondrement, profond. Ma sœur en parle à ma mère. Ma mère m'écrit, me demandant si je me soigne. Je lui réponds en listant mes souvenirs, de plus en plus nombreux, je la questionne sur ses responsabilités. Elle nie, ne me répond qu'une fois. Je joins ma sœur aux mails. Ma mère répond alors, mais en s'adressant à ma sœur, elle répond en m'invalidant, en mentant, certains mensonges sont fous de sa part. Je reçois une lettre de menace de l'oncle par alliance, 6 pages qui me préviennent qu'il va porter plainte pour diffamation si je continue à affabuler. Je reçois leurs horreurs seule, incapable de lire les quelques mails, je les transmet à mon psychiatre et je les lis avec lui. En 2018, je ne parviens pas encore à admettre qui est ma mère, je cherche encore sa validation, de l'aide. Elle ne me répond plus, je suis une menteuse et je risque de la détruire, c'est ainsi qu'elle justifie auprès de ma sœur le fait de ne plus me répondre. 2018-2022 : je lutte avec la relation maltraitante dont je peine à m'extirper avec cet homme rencontré en 2014. 2022 ; je m'en dégage. Épuisée, vidée, seule, mais aussi ayant réalisé un bon bout de chemin introspectif. .......................

Et 2023, beaucoup d'autres souvenirs, beaucoup de liens qui s'imposent et mettent du sens dans mon histoire. Ma mémoire est fiable, elle m'a protégée, contrairement à ma mère. Plus personne n'a le droit de valider ou invalider mon vécu. Je ne suis ni menteuse, ni folle, je n’exagère rien, je n'ai même pas accès à tout. Je témoigne d'incestes multiples parce que l'inceste dans mon histoire ne se circonscrit pas aux actes physiques de A. Ma mère a eu, et a encore des comportements parentaux pervers, et incestueux envers moi. Elle rejette désormais ma sœur puisque à son tour, celle-ci l'a questionnée et donc bloquée dans ses mêmes impasses, mises face à ses mensonges manipulateurs. Bien avant A, ma mère était incestueuse en me manipulant émotionnellement, en m'entravant dans ma construction identitaire, en m'attribuant cette place d'objet nécessaire à satisfaire ses besoins, en m'empêchant d'exister. C'est une forme d'abus pervers. Sans elle, jamais A n'aurait eu l'enfant de 5 ans à 11 ans à sa disposition. Cet homme a des caractéristiques de pédophile. L'inceste que j'ai subis a fait partie de leurs relation de couple, relation malsaine, dans laquelle tous les deux ont pris du plaisir. Dans la durée, A est parti depuis mes 14 ans, et c'est ma mère seule qui poursuit le processus de destruction envers moi. J'ignore encore comment vivre désormais, mais je suis fière de me libérer de cette emprise. Je ne me leurre pas, je ne vais pas bien, mais je suis lucide, et j'ai ce truc en moi, puissant, qui m'a permis de survivre, d'être une mère protectrice, sensible, attentive. Et pour la première fois, je pleure par exemple, je ne suis plus extérieure à la gamine de 5 ans que j'étais. J'ai peur de mes émotions, vraiment, mais j'ai envie de ressentir tout de même. Et ça c'est nouveau. J'ignore si j'ai su expliquer ce dont je souhaitais témoigner ici : que l'inceste ce n'est pas toujours un agresseur, que les complices ne sont pas passifs, que les gamins parlent toujours, avec leurs corps, leurs mots, leurs symptômes, et qu'ils sont vraiment admirables pour parvenir à survivre, rompre ces schémas relationnels, se mettre au travail à la place des agresseurs, avec si peu de soutien, si peu d'accès aux soins. Merci aux membres de cette association. Depuis 2015, vous avez constitué l'un de mes espaces ressources. 2023,

Nous en parlons
O
Oshen
Publié le 09.03.2024
Inscrit il y a 9 ans / Débutant / Adhérent

Merci MISHKA,

L'inceste ne s'installe pas durablement partout.
Il survient partout, mais ne dure pas dans une cellule familiale qui écoute l'enfant, soutient sa parole et le protège immédiatement, Dès lors que les adultes ne veulent pas voir l'enfant qui hurle avec son corps, ses anxiétés, son isolement, ses mises en danger, ses comportements inadaptés, et bien ils sont complices et c'est grave.

Voici un article intéressant sur les couples pervers qui sont le terreau pour que l'enfant devienne la victime d'abus sexuels ;

https://www.clairegotta-psychotherapie.fr/comment-le-parent-incestueux-abuse-de-son-enfant

Peut-être seras tu intéressé, moi ça m'a causé de lire que l'inceste est une affaire de couple.

Courage à toi.
Océane

M
Mishka
Publié le 07.03.2024
Inscrit il y a 3 ans / Débutant / Membre

Merci pour ton témoignage.
C'est courageux.
Tellement bien décrit ce système de manipulation.
Effectivement l'agresseur n'est pas la seule menace dans ton histoire. La lâcheté d'une mère qui ne fait semblant de ne pas voir est aussi un crime (j'ai le même type de parents si on peut les appeler ainsi).
Bravo pour ton chemin parcouru et pour celui qui suivra et sera encore plus beau, je te le souhaite.