Tout est entremêlé

Témoignage Publié le 12.02.2024
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Je ne sais même pas par quoi commencer, tant les questions et les souvenirs diffus se mélangent.

Je ne peux plus poser de questions à mes parents, ils sont morts tous les deux ces dernières années. J'étais justement en plein questionnement et en pleine prise de conscience d'un lien entre les difficultés que j'ai vécues enfant, adolescente et adulte et un climat d'abus dans notre famille. J'ai encore du mal à utiliser les mots inceste ou incestuel. J'ai aussi du mal à savoir si seul mon père ou mes deux parents étaient impliqués.

Ce dont je me souviens, c'est pendant l'enfance : ces photos où ma soeur et moi sommes nues, sur une couverture dans un cadre bucolique, où nous posons de dos, fesses exposées, assises, etc. Dans mes souvenirs j'étais mal à l'aise, j'avais honte et je ne comprenais pas. Il me semble que notre mère avait pris ces photos, et j'ai du mal à le concevoir, tant elle était un pilier pour nous dans un climat difficile. Sur d'autres photos, ma soeur et moi sommes dans notre bain, nous nous embrassons sur la bouche en riant. Quand je revois ces photos, je suis mal à l'aise et une foule de questions me viennent : est-ce que c'était l'époque ? Quelle intention il y avait ? Sûrement aucune mauvaise. Puis je me souviens que ce n'est pas l'intention consciente ou non, mais le ressenti qui compte. Je passe à mon père, ensuite.

Celui avec qui j'ai ressenti un malaise jusqu'à ne pas pouvoir être dans la même pièce que lui quand j'étais adolescente et à fuir le contact une fois adulte (embrassades, simple prise dans les bras d'au-revoir, chatouilles dans le cou). Je me souviens de quelque chose de flou dont je retiens la honte et le malaise. Je suis petite, peut-être 5 ans, je suis seule dans la chambre à deux lits où ma soeur et moi dormons habituellement. Mon père est assis sur mon lit, la lumière de chevet est allumée. D'habitude, c'est maman qui vient nous dire bonne nuit, nous lire des histoires ou nous rassurer après un cauchemar. Je suis sur le ventre, il me gratte le dos en disant "aaah, elle aime ça quand papa lui gratte le dos, hein", quelque chose comme ça. Et moi j'ai honte de ressentir en effet un plaisir qu'on me gratte le dos, mais je ressens surtout de la gêne, quelque chose d'anormal.

Plus tard, outre la violence de parole, le climat imprévisible (dépression, colère, violence verbale contre notre mère, notre grand-mère, nous, l'alcoolisme etc), il y avait les réflexions. Les blagues de cul, les références au sexe, les "l'infirmière elle était bandante", les émissions des années 80 où des jeunes femmes dénudées dansent en string qu'on regarde en famille et les commentaires de notre père, les "tu me présenteras tes copines", ado, les "Oh qu'elle est belle ce soir, si t'étais pas ma fille..." les soirs de fête, les mains au cul "pour rigoler", les réflexions sur le corps "elle a un cul tu pourrais y ranger un vélo", les confidences déplacées ("ta mère elle veut plus de moi"), aussi de la part de notre mère ("ton père il a envie mais moi pff, j'en ai marre"), les jalousies déplacées : depuis que nous sommes là, il n'y en a que pour nous et notre mère le délaisse, etc. etc.

Pendant l'enfance, j'avais des accès de colère. Parfois je "fuguais" dans la campagne alentours, pas bien longtemps, mais je partais. Je chantais des chansons paillardes devant les autres enfants, je demandais des bonbons à mon amoureux de l'école en échange de mes bisous, puis dès que j'ai commencé à me sentir grandir, j'ai rompu avec mon amoureux d'enfance. J'avais honte de toute relation. Je ne pouvais pas être autre chose qu'un maillon de la chaîne familiale, et un maillon ne se détache pas. Il reste. Je mangeais beaucoup, je prenais du poids. Puis j'ai souffert d'anorexie-boulimie et de dépression pendant l'adolescence. Ma mère se questionnait beaucoup sur la cause de mon mal-être. Elle pensait que c'était de sa faute.

Il y a quelques années, après la mort de ma mère, de nouveaux comportements sont apparus. Il arrivait souvent que je vienne voir (mon père) seule, chose inédite. Au départ, je ressentais une immense terreur dans ma chambre (qui n'a jamais fermé à clé de l'intérieur, comme toutes les pièces de la maison, soit dépourvues de verrou, soit ouvertes), une terreur d'intrusion terrible, que j'avais traîné des années et dont j'avais fini par me débarrasser. Mon père me faisait aussi des "confidences" que je trouvais déplacées, je le lui disais, mais il continuait. Ça commençait par des souvenirs que je pensais intéressants, sur ma mère, sur leur passé et ça vrillait, vers des choses du type "c'était ta mère ma première, hein, c'est elle qui a entrepris les choses", puis des récits vantant ses conquêtes avant ma mère, avec force détails, contredisant d'une histoire à l'autre ses propos sur ma mère l'entreprenante. Un soir regardant mes cheveux longs il m'a dit "C'est pas bien ça te va pas, faudrait les couper". Je lui ai répondu "Oh moi j'aime bien et puis j'ai pas le temps d'aller chez le coiffeur". Il a répondu "Je vais venir te les couper pendant que tu dors." Ça m'a glacé le sang. J'ai ri et dit : "Non merci, je te fais pas confiance en tant que coiffeur", mais en allant me coucher, j'étais terrorisée. L'ironie, c'est que quand il est tombé malade, pendant sa fin de vie, je suis celle qui ait passé le plus de temps avec lui.

Quelques jours avant sa mort, alors qu'il était tout à fait lucide, il m'a confié une histoire invérifiable, que j'aurais été agressée près de chez nous par un homme réputé pour "chercher les petites filles" ou "trifouiller les petites filles", qu'il l'aurait appris par la patronne d'un bistrot où il allait souvent. Qu'il en aurait parlé à ma mère, qui ne m'aurait pas posé de questions. Mais lui à la mémoire d'éléphant, ne se souvenait pas du nom de l'homme, à peine de son apparence, simplement le quartier où il habitait, et quand je lui ai demandé s'il était sûr que c'est de moi qu'on lui avait parlé, puisqu'on confondait le prénom de ma soeur et le mien au village, il a paru sûr de lui : "c'était quand même pas ta soeur qui se barrait d'un coup sur la route !!". Il m'a demandé si je me souvenais de quelque chose, j'ai dit que non, mais je lui ai parlé de ma gêne face à lui dans le passé. Ce soir-là j'avais l'impression de ne pas savoir s'il avait inventé cette histoire pour que je lui parle de quelque chose d'autre, pour savoir si effectivement il m'était arrivé ce genre de choses, sans forcément qu'il en soit l'auteur, s'il me racontait un souvenir réel, mais alors, j'avais cette stupeur de me dire que personne n'avait agi, ou s'il était en train de tester ma mémoire, pour être sûr que je ne raconte rien de moche sur lui après sa mort. Quand j'ai voulu creuser, ma soeur a eu une réaction de défense, presque des larmes dans la voix, disant qu'il se posait juste beaucoup de questions sur l'origine de mon mal-être, que c'était pour ça qu'il avait dû dire ça, qu'il devait confondre avec une histoire qui avait fait le tour du village et pour laquelle les gendarmes étaient venus interroger diverses familles de petites filles, dont la nôtre, et l'avaient interrogée elle, la victime de l'agression rapportée aux gendarmes étant décrite comme blonde. Elle m'a dit que "sa maladie a dû atteindre le cerveau, tu as dit toi-même que ça affectait les fonctions cérébrales à la fin". Bref, je me suis sentie folle, la zinzin de la famille qui se pose trop de questions, a trop d'imagination, dramatise. J'ai appelé la patronne du café, toujours vivante. Elle m'a dit ne se souvenir de rien. Alors que dans ce village, la moindre rumeur dure des décennies. Environ une semaine plus tard, mon père était mort.

Un soir, alors que ma mère et moi faisions des recherches sur un institut pour pupilles de la nation où ma grand-mère maternelle avait passé du temps après la première guerre, mon père en face nous, aviné, a dit "Y a beaucoup d'enfants qui étaient victimes de pédophilies, dans ces trucs-là". Ma mère l'a fusillé du regard. Moi, choquée, j'ai juste dit "Hein ? Mais tu tiens ça d'où ?" "Je l'ai vu dans un documentaire" "Quel documentaire ?" "Chais pas, une émission". Il semblait avoir lâché cette remarque avec délectation. Je précise qu'il a passé des années dans un établissement où il a je pense été lui-même victime de sévices divers.

Et moi voici, mes deux parents décédés. Qu'est-ce que je fais de ce dernier tas de poussière toxique de dernière minute ? Comment démêler le vrai du faux, trier les ressentis, savoir si un jour je saurai ou pas, alors que le deuil me fait absoudre et vouloir tout oublier de ce qui est moche. Je me remets à "binger". J'ai du mal à prendre soin de moi. Je me trimballe tout ça. J'essaie de me dire que quoi qu'il soit arrivé, je suis ma propre parente désormais. Que je suis en sécurité. Mais je vois bien le mal que tout ça m'a fait et me fait. Tout l'impact que ça a eu et a sur ma sexualité. Je vois une thérapeute, j'en ai vu plusieurs. La première fois que j'ai parlé, j'en étais encore au stade où je pensais que je désirais secrètement mon père. Il a fallu oser dire ça pour que tout le reste surgisse et s'éclaire. Je croyais avoir fait la paix avec tout ça, mais on dirait que non. Combien de temps il faut, au juste ?