Lettres aux prédateurs

Témoignage Publié le 12.03.2017

Lettres aux prédateurs

Messages pour une Re-construction

Toutes ces années à ressentir un malaise indéfinissable, à se sentir différente, à percevoir une culpabilité sans raison, à ne pas comprendre cette aversion de la vie…

Toutes ces années oubliées… Peut-on vivre en oubliant ? Et oublie-t-on vraiment ?

C’est pourtant ce que mon esprit a essayé de m’imposer. Des années d’amnésie qui voulaient effacer l’inacceptable, alors que mon corps criait cette souffrance, criait cette déchirure, criait ma révolte à subir, mon incapacité à vivre.

*o*o*o*o*

C’était un mois d’été. J’étais partie loin de la maison, sans mes parents et sans mes frères et sœurs. C’était pour un bel évènement. C’était dans la Drôme, et nous allions fêter le mariage de mon parrain et cousin, Jean Moi, j’avais 6 ans ½ . Il y avait beaucoup de gens que je ne connaissais pas, mais prévenants et attentionnés. Il y avait aussi des tantes, oncles, cousins… cependant mes souvenirs sont très flous.

Et il y a eu Yves, ce grand cousin, 20 ans peut-être, enfin j’imagine puisqu’il revêtait un habit de l’armée étant alors en permission.

Premier souvenir de mes déchirures d’enfance.

Alors c’est à toi, Yves, que cette première lettre s’adresse.

Je revois encore cette scène, même si elle est imprimée dans ma mémoire comme une vieille photo aux contours flous. C’est un petit matin, dans une chambre qui émerge de la nuit. La fenêtre est ouverte, les volets sont mis-clos et laissent le soleil inonder la pièce. Je m’éveille lentement de ma nuit, et m’assieds. Et je te vois là, planté devant moi, t’exhibant NU !

Je ne sais pas s’il y eut des paroles prononcées. Je ne sais si s’il y eut d’autres épisodes similaires les jours suivant. Je n’ai que cette scène traumatisante et elle a supplanté tous les souvenirs éventuels de ce mariage.

Yves, ce matin-là, tu as violé mon enfance, tu as violé mon intégrité.

Ma rancœur est longue. Elle s’étale sur des années. Elle est nourrie de tous ces gestes déplacés que tu ne manquais pas de m’imposer dès que tu me croisais à l’abri des regards. Elle se nourrit encore d’avantage de tous ces attouchements insistants : une main indélicate, souvent brutale, qui titille âprement mon pubis, ou un doigt indécent qui s’aventure dans mon nombril.

Ma rancœur est longue, car ces scènes se sont répétées tant de fois ! Des années durant j’ai été sous cette épée de Damoclès lorsqu’à toutes sortes d’occasions nous allions nous croiser. Une angoisse indéfinissable, destructrice, profondément ancrée en moi, que je perçois encore aujourd’hui à chaque fois que ces images me reviennent.

Mon enfance, mon adolescence, ma vie de jeune femme ont été régulièrement le théâtre macabre de ta libido déviante. J’ai alors admis que je n’étais rien d’autre qu’un jouet, un objet sans âme.

Si je m’en suis longtemps voulu, lorsque ma mémoire a refait surface,  de ne m’être pas rebellée, de t’avoir laissé agir en toute impunité, aujourd’hui je n’admets pas une quelconque responsabilité qui me reviendrait. Je revendique mon innocence. Je revendique ma souffrance. J’affirme que tu n’as pas respecté la petite fille, tu n’as pas respecté l’adolescente, tu n’as pas respecté la femme. Je veux que tu reconnaisses ta faute, ton comportement odieux, ton attitude déviante et destructrice.

Ma douleur est tout aussi grande aujourd’hui. Mon mal-être est omniprésent. Ma colère gagne du terrain.

Plus qu’hier, parce que je sais que je ne suis pas coupable, parce que tu m’as volé ma vie, je ne te pardonne pas !

*o*o*o*o*

Dans les dédales des souvenirs épars de mon enfance, des histoires traumatisantes surgissent les unes après les autres, sans autres liens entre elles que d’être aussi des viols, des situations insupportables, des manipulations que je ne suis pas capable de contrôler, de me sentir le jouet malsain des garçons et des hommes.

Alors cette deuxième lettre est pour toi, Bruno.

Tu n’avais pas le droit de te servir de moi pour faire tes expériences sexuelles. Même quand on est ado, on ne fait pas n’importe quoi. J’imagine que l’on est suffisamment réfléchi et que l’on sait mettre les barrières à ses pulsions. Non, on n’utilise pas sa petite sœur comme cobaye !

J’ai encore cette image d’un grand frère qui me pousse à plat ventre sur un lit et s’allonge sur mon dos. Tu m’as partiellement dévêtue. Je ne vois que le drap blanc du lit dans lequel ma tête est enfouie. Je subis les mouvements de ton corps. Je ne comprends pas, je suis médusée. Je comprends encore moins lorsque je sens quelque chose d’humide, un liquide qui se répand sur mon dos. Sans doute suis-je encore comme une poupée de chiffons lorsque précipitamment tu m’essuies avec je ne quel tissu.

Fin de cet épisode, le premier avec toi, mais le plus marquant. Je sais que tu as réitéré… Dis-moi pourquoi ai-je eu très longtemps l’angoisse de me retrouver seule en ta présence ?

Je ne peux plus oublier.

J’ai voulu excuser l’ado que tu étais en prenant la culpabilité à mon compte. Aujourd’hui je dis non. Bruno tu es responsable. Bruno tu es coupable. Je suis une victime, et ça fait plus de cinquante ans que ça dure !

J’aimerais te pardonner… si seulement tu pouvais, toi, reconnaître ta responsabilité dans mon mal-être, admettre ta déviance. Mais serait-ce suffisant pour réparer toute une vie ?

*o*o*o*o*

Je me souviens de ces dimanches comme d’un rituel quand toute la famille (papa, maman et leurs 6 enfants) nous passions l’après-midi chez la tante Noëlla. C’était convivial, et nous finissions très souvent la journée en mangeant la soupe, à la bonne franquette. On y a découvert la télévision, que nous ne possédions pas chez nous, aussi, nous les gamins, on ne décrochait pas notre regard de ce petit écran magique. On était nombreux dans cet espace restreint d’une salle à manger faisant office de salon. Chacun devait y trouver un coin pour s’asseoir… aussi n’était-il pas surprenant que les plus petits se retrouvent sur les genoux des plus grands. Contrainte et forcée, je fus de ceux-là.

Je te déverse ma rancœur et ma colère, Jacky, dans cette troisième lettre. Toi, ce cousin de 10 ans plus âgé que moi.

Tu m’imposais de m’asseoir sur toi, et je ne me sentais pas capable de m’y opposer. Alors que tout le monde restait captivé par les images du téléviseur, tu pouvais impunément glisser ta main dans ma petite culotte et t’amuser avec mon sexe. Là encore, je ne savais pas me rebeller, et je ne peux m’empêcher de m’en vouloir. Je devais avoir 7 ou 8 ans, et toi 17 ou 18. N’est-ce pas complètement pervers de ta part ? J’étais une fois encore enfermée dans une situation que je percevais anormale, qui me positionnait comme une proie, sans recours possible.

Aujourd’hui, avec mon regard d’adulte, je suis profondément scandalisée. Avec ma reconnaissance de victime, je suis révoltée. Je me sens tellement abîmée.

Pour te pardonner, il faudrait que je te trouve des excuses… je ne t’en vois pas !

*o*o*o*o*

Etre en situation de handicap, c’est parfois la voie facile pour devenir le jouet des autres. Ces malheureuses expériences ont façonné mon handicap et ont imprimé en moi mon statut proie facile.

Dominique, toi mon autre grand frère, elle est pour toi cette quatrième lettre.

Bien sûr, tu ne peux pas être incriminé directement. Toi, tu m’as atteinte indirectement. Toi tu m’as jetée aux lions. Tu étais l’entremetteur, celui qui m’offrait à tes copains.

Des scènes réellement angoissantes reviennent à mon esprit. Je suis emmenée au fond d’une cave de la cité pour y subir des attouchements et des baisers qui me dégoûtent (d’ailleurs, sans doute sur la « plainte » d’un de ces copains, tu t’es vu dans l’obligation de m’expliquer comment on fait un vrai baiser avec la langue !). Ou autre situation, quand je suis attirée par un autre énergumène dans sa maison, alors que se perdent dans le lointain les ricanements des autres. Je suis déshabillée dans la salle de bain et je subis, apeurée, divers attouchements.

Comment as-tu pu me livrer ainsi en pâture ? Comment croire à une quelconque innocence de jeux d’enfants (puisqu’ils n’en étaient déjà plus) et que le pion n’est autre qu’une petite fille ? 

Ces histoires s’inscrivent dans mon parcours douloureux et tu as contribué à ma déconstruction.

Dominique, j’aimerais te pardonner… Peux-tu au moins reconnaître ma souffrance ?

*o*o*o*o*

Une vie jalonnée de rencontres brutales, des abus à répétition, être sans défenses face à la menace, être soumise et se taire.

C’est pour vous, mes parents que j’écris cette dernière lettre.

Il n’y a jamais eu de mauvaise intention de votre part. Je le sais profondément. Mais quelque chose m’a manqué. Vous n’avez pas compris ma détresse. Vous n’avez pas su m’apprendre à me défendre. Je n’ai pas su que dire NON était un droit fondamental.

J’ai le sentiment d’avoir été seule, oubliée…

Vous n’avez pas su me donner la parole. Aviez-vous vu la tristesse et le silence qui s’installaient en moi ?

Pour cela j’ai du chagrin et des regrets. Je me sens comme une fleur qui n’a jamais pu éclore.

Pour vous, je suis capable de pardonner.

Evelyne,

décembre 2011 / mars 2017

 

Nous en parlons
N
nevertolate
Publié le 21.09.2017
Inscrit il y a 8 ans / Nouveau / Membre

come c'est triste de lire votre histoire!