Parler ou ne pas parler ?

Témoignage Publié le 18.01.2021
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Depuis quelque temps, la parole de victimes d'agressions sexuelles et d'incestes passés apparaît dans les médias, sur les réseaux sociaux, et dans des livres qui font beaucoup de bruit, car ils dénoncent des personnalités. Est-ce une bonne chose ?

Absolument. Pour les victimes qui écrivent sans aucun doute, pour toutes les victimes qui lisent ces récits et qui s'y reconnaissent, pour les futurs ou potentiels abuseurs qui conçoivent, tout à coup, que l'impunité n'est pas garantie. Et pour la société dans son ensemble qui s'offre une chance de sortir du déni. On entend de-ci de-là des cris d'orfraies sur le thème "c'est affreux, le tribunal médiatique a remplacé le tribunal judiciaire". Et nous sommes en droit de répondre que c'est très bien qu'il en soit ainsi, puisque le tribunal judiciaire ne joue pas son rôle.

Reconnaissons-le, sans cette prise de parole, l'immense majorité des délits d'inceste se fait en toute impunité. C'est quand même bien que le signal change, il est plus que temps. Nous n'avons pas tous et toutes la ressource de publier un livre sur ce qui nous est arrivé, ou de déclencher des coups d'éclat dans les media. Pourtant, chaque révélation nous amène cette question : faut-il parler ? Est-ce nécessaire ? Est-ce utile ? Dans mon cas, la réponse est oui. Cela a été utile, cela a été nécessaire. En fait sans en parler, je n'aurais jamais eu cette sensation de me sentir un jour bien dans mes baskets. Cela a été aussi important que cela. Mais parler, cela aussi être dangereux.

C'est pour cela qu'il faut bien comprendre ce que parler veut dire et ne pas dire. Il n'a pas été nécessaire pour moi de faire de déclaration publique. D'abord, je n'y voyais aucun intérêt pour protéger les autres : ma sœur et moi avions bien pris soin de ne jamais laisser mon père avec un de ses petits enfants et il n'y avait aucun autre enfant dans son entourage. Ma grande crainte était d'être re-victimisée par ma famille en parlant publiquement, ou en leur parlant directement. Et encore aujourd'hui je pense que ma crainte était fondée. Il faut faire attention, avant de dénoncer un agresseur sur les réseaux sociaux par exemple, d'être en capacité de prouver ce que l'on raconte. Comme nous le savons tous, il peut être très difficile d'amener des preuves, surtout quand il n'y a pas de témoin, et surtout quand cela fait des dizaines d'années (comme très souvent). La triste réalité est que l'abuseur a la possibilité de porter plainte pour diffamation, et que si la victime ne peut rien prouver de la réalité des agressions, c'est elle qui peut être condamnée ; un comble ! C'est pour cela que les témoignages que nous voyons dans les livres parlent d'agresseurs qui ne se sont quasiment pas cachés (comme Gabriel Matzneff, bien qu'il ne se soit pas présenté comme un agresseur, bien sûr).

Un autre danger est que notre révélation aux membres de note famille se solde par une exclusion non pas de l'abuseur, comme il serait juste, mais de la victime. Cela peut paraître impossible, quand on le dit comme ça. Mais c'est pourtant ce qui peut se passer. Regardez l'affaire Olivier Duhamel : lorsque les enfants victimes sont sortis du silence, au départ seulement au sein de leur famille, ils ont été exclus du cercle familial. Leur mère a préféré renoncer à sa relation avec eux, plutôt que de sortir du déni ou désavouer son mari. Il faut avoir la force d'encaisser cette possibilité. Ou la possibilité d'accusations diverses et variées, du type "tu l'as cherché", "comment tu as pu me faire ça" ou bien "c'est de ta faute tu n'as rien dit". Personnellement je n'ai pas eu la force d'affronter ce combat, j'avais déjà assez à combattre à l'intérieur de moi. Mais en réalité ce n'est pas bien grave. Parce que j'ai parlé au final, j'ai parlé assez largement, auprès de mes amis proches, de mon partenaire, et aussi, bien sûr, d'un psy. Sans rentrer dans les détails, mais j'ai partagé l'information en quelques phrases. Plus tard, je l'ai même partagé, sous une forme très édulcorée, avec mes enfants "Je ne vois plus Papi parce qu'il n'a pas été gentil avec moi petite". Le premier avantage, c'est que je n'avais plus de secret à porter. Et rien que cela, c'est un soulagement monumental. Cela m'a donné la possibilité d'être moi dans mes relations les plus proches : pas de mensonge à inventer pour expliquer pourquoi je ne vois plus mon père, ou pourquoi il faut quelques précautions dans ma vie sexuelle. Le secret ne nous vaut rien, il nous ronge, et il n'est pas nécessaire de le porter. Le deuxième avantage, c'est que cela m'a permis, grâce à une relation thérapeutique (plusieurs en réalité) de sortir petit à petit du déni. Oui, il en restait encore des tonnes, même après avoir dit que j'étais une victime d'inceste : déni de la violence des agressions, de l'absence complète d'amour chez mon père, de la dysfonction abyssale de ma famille, de mon statut de bouc émissaire, et surtout, surtout, des conséquences catastrophiques et durables de ces agressions sur ma santé psychologique. Et c'est seulement en sortant de ce déni que j'ai pu, petit à petit et avec de l'aide, sortir du marécage de ce qu'était devenu le marécage de ma vie intérieure à cause de l'inceste.