Reconnaître le passé et ses conséquences

Témoignage Publié le 18.12.2006
Je croyais que je l'aimais. Il était un ami de la famille au sein de laquelle je vivais, famille qui m'aimait et que j'aimais - si tant est que j'étais capable d'aimer.
Je croyais que je l'aimais, mais de toute façon une petite fille modèle ne va pas ainsi dans le lit d'un jeune homme quelques heures seulement après le premier baiser. Je lui ai offert ma virginité, consciente que quelque chose n'allait pas : j'étais absente, chantant dans ma tête la chanson d'enfants récemment apprise.
Et puis l'instant d'après cette pensée m'a traversé l'esprit, venue sans prévenir : l'impression qu'il avait "payé pour mon frère". Je n'ai pas fouillé trop avant ; j'avais toujours gardé le souvenir de faits qui s'étaient produits avec mon frère quand j'étais petite, je ne les avais jamais oubliés ni n'en avais souffert, et en étais bien aise.
Ce qui m'avait traumatisée, j'en étais bien consciente, c'était la dictature paternelle, les paroles non tenues d'un père qui par cela avait perdu ma confiance, les décisions prises par lui seul sans demander l'avis des autres ou sans en tenir compte, l'interdiction dictée par lui d'écouter autre chose que de la musique classique et la vérité absolue, que j'avais absorbée dès mon plus jeune âge, que toute autre musique était "mauvaise", les injustices comme le fait que mon frère avait le droit de ne pas aimer les pommes de terre à l'eau, moi pas, ou encore le tabou sexuel total qui faisait que le programme télé venait devant mes yeux quand un baiser paraissait à la télé, que je n'ai jamais vu de tendresse entre mes parents, et bien d'autres choses encore.
Mais ça, les trucs avec mon frère, pas de conséquences, quelle chance.


Un jour de décembre, sur un forum, à la rubrique "tabous" une internaute a manifesté sa surprise de ne pas voir l'inceste figurer parmi les sujets soulevés. Elle lança donc un fil. J'y déposai un témoignage sous un pseudonyme autre que celui que j'avais habituellement sur ce forum, comme un masque. C'était la première fois que j'en parlais. Cette marionnette s'exprimait à la troisième personne...
Un mal de dos permanent depuis deux ans, avec blocage de plusieurs vertèbres en novembre dernier, m'a amenée à aller voir un kinésithérapeute. C'est deux jours après avoir écrit mon témoignage que je suis allée le voir pour la première fois. Très vite je me suis rendu compte que son travail ne porterait de fruit que si je faisais intérieurement le nécessaire pour aller mieux.
Fin décembre l'internaute qui avait lancé le fil sur l'inceste m'a contactée par mail. Après quelques messages échangés elle m'a donné son numéro de téléphone, m'ouvrant sa porte sans condition. Un soir alors je l'ai appelée, et très peu après je suis allée chez elle. Elle est la première personne face à laquelle j'ai parlé de cela. Sans l'écran, c'est plus difficile, il faut le reconnaître.
Le kiné évoquait le thème de la somatisation. Sans rapport direct avec moi, au début. Enfin... Je me suis permis de la croire. Et puis il a qualifié ma posture physique générale d'attitude de repli. Une première fois, une deuxième fois en ajoutant le fait qu'il y avait fermeture visible au niveau des épaules, au niveau des hanches. Ca commençait à se préciser...
La semaine suivante j'arrivais avec une question qui m'avait bien taraudée : "pensez-vous que cette attitude physique de repli puisse être la conséquence d'une situation traumatisante ?" la réponse fut affirmative. Le même jour il me dit que j'avais un corps d'enfant (en argumentant cela, bien sûr). Le coup était porté violemment, après quelques heures de sanglots violents dans la solitude de mes quatre murs j'eus l'impression merveilleuse d'avoir fait un pas, d'avoir avancé.
Je pouvais enfin avoir la certitude que mon repli n'était pas né d'histoires que je me serais racontée, que ma détresse et ma solitude n'étaient pas des fruits de mon imagination.
Et là, ce soir, je viens de me rendre compte que si ces affirmations, il y a quelques semaines, m'ont permis de ne plus m'accuser d'être seule responsable de ma souffrance, cela veut bien dire qu'auparavant, j'avais tendance à culpabiliser...
Il faut du temps pour que les yeux s'ouvrent !


Je sais à présent que les rapports incestueux qu'il y a eu avec mon frère, et dont je n'ai guère de souvenirs précis, m'ont marquée beaucoup, profondément. Je comprends désormais que l'impossibilité de tout contact physique que j'éprouvais de, disons, dix à dix-sept ans (au moins), découle très probablement de cela, au moins en grande partie - c'est que le passé ne revient pas d'un bloc, difficile de tout retrouver d'un coup. Je réalise que le personnage que je croyais créer pour me cacher, était en fait tout un pan de moi que je m'étais dissimulé.
Je comprends aussi que la parole est libératrice, exprimer "presser hors de", presser hors de soi des maux condamnés au silence.
Moi, je me suis tue, mais mon corps, lui (rien que par cette phrase je marque déjà la "désincarnation" dont a parlé, aussi, le kiné...) a exprimé beaucoup de choses. Comme le silence peut être éloquent, pour peu que l'on s'attache à le déchiffrer. Ce dont le médecin de famille, deux spécialistes pour le dos et plusieurs kinés avant celui-ci n'ont pas été capables, enfermés qu'ils étaient probablement dans les cadres très rigides et très clos de la médecine trop rationnelle de chez nous, pour laquelle la somatisation constitue un véritable tabou...


En ce moment où je remue tout cela, où le kiné par ses soins, qu'ils soient actes ou mots, met le doigt sur divers blocages, j'ai mal, un blocage ça n'aime pas être identifié. Alors des larmes jaillissent en torrents, une apathie contre laquelle je reste impuissante s'abat sur moi, je reste sans rien faire d'autre que surfer sur mes forums favoris.
Aujourd'hui j'ai l'impression d'avoir fait un pas, encore, vers un mieux, vers un avenir possible. Aujourd'hui de nouveau j'arrive à croire à l'existence de l'espoir, espoir que la vie ne se résume pas à une lutte incessante quand depuis des jours un "je ne veux pas me battre" cruel va et vient dans mes pensées, espoir que le passé, un jour, ne sera plus un fardeau sous lequel je croule ni un étau dont l'étreinte m'enserre, m'étouffe, me paralyse.
Accepter d'avoir culpabilisé, ça paraît tout bête, et pourtant...