Témoignage Femme: Victime rescapée, mère de victime

Témoignage Publié le 02.05.2008
Bonjour,
Ce texte retrace ce qui est présent à ma conscience après plus de 55 ans de vie, dont plus 15 ans à temps plein avec un père incestueux.
50 ans de relations mouvementées avec lui et le reste de ma famille.
Un combat pour la survie incessant.
Une responsabilité sur tout et particulièrement un combat permanent et Don Quichotesque face à toutes les injustices et inégalités.
Une incapacité à faire vraiment confiance après avoir plusieurs fois manqué de discernement.
Une maladie qui s'est progressivement installée au point de m'obliger à l'inactivité professionnelle et sportive. Bonjour,
Je suis une survivante de l’inceste, je n’ai jamais été reconnue comme une victime.
J’ai appris à survivre. Et je le paie tous les jours.
Je suis une femme et une mère, je vais sur mes 56 ans.
J’ai élevé, seule, deux magnifiques garçons, de deux pères différents. Leurs pères respectifs étaient partis continuer leur vie alors que j’étais enceinte, à chaque fois, de moins de 4 mois. La légende familiale dit que j’étais infernale avec eux. Elle dit aussi que je suis une piqueuse de mecs.
Ces deux enfants portent mon nom, connaissent le nom de leurs pères respectifs ainsi que ce que j’ai pu leur dire de leur histoire.
Sans doute ai-je espéré les protéger des dangers que représente un père. Je n’ai pas choisi de me séparer de mes enfants malgré la peur de ne pas être une bonne mère. Pour les protéger de moi, j’ai du affronter progressivement mes démons et mes difficultés.
Ils ont mené, avec moi, une vie difficile et accidentée. J’ai réussi à les protéger de ma violence (pas tout à fait), de leur grand père (pas tout à fait), des autres hommes (pas tout à fait).
Poussée par la vie et la nécessité, j’ai du faire des choix difficiles parfois déchirants, qui m’ont obligée à « grandir » et me battre.
J’ai du renoncer à la solitude pour que mon ainé puisse avoir une vie sociale et m’insérer socialement et professionnellement.
J’ai du renoncer à des activités et métiers qui me passionnaient pour garantir nos revenus sans être assistée.
J’ai, malgré tout, réussi à mener une vie professionnelle dans laquelle je pouvais me sentir utile et efficace. J’ai pu aider beaucoup de personnes, m’épanouir et progresser dans mon travail jusqu’à ce que la maladie m’en empêche.
Ce n’est que progressivement que je découvre toute la réalité et la gravité de l’histoire familiale qu’il a fallu et qu’il faut encore déjouer.
Ainée de 6 enfants (1 frère et 4 sœurs), j’ai su que mon père était incestueux vers 15 ans, lorsque ma mère a appris par mon père que, lorsqu’elle était à l’hôpital pour mettre au monde ma dernière petite sœur qui a 14 ans de moins que moi, il avait essayé de faire l’amour avec moi.
Alors je me suis souvenu qu’en effet, il m’avait alors demandé à caresser ma poitrine et m’avait emmenée sur le lit de ma chambre « pour qu’on soit mieux ». Cela faisait quelques temps, depuis que ma poitrine poussait, que j’essayais de me soustraire à son regard fou, incapable de trouver la bonne attitude. Je lui ai dit que j’avais peur et il s’est ressaisi en me demandant de « ne rien dire à maman », ce que j’ai fait.
Lorsque ma mère et mon père ont parlé avec moi de cet épisode, j’avais tout oublié. J’avais de très mauvais résultats à l’école, mon père menaçait de me mettre à l’usine, et je faisais des malaises inquiétants.
Ma mère m’a demandé pourquoi je ne lui avais rien dit. J’ai répondu : « parce qu’il m’avait dit de ne rien dire » et j’ai précisé que cela faisait près de deux ans que j’avais peur. Je n’avais pas peur ! J’étais terrorisée, traquée, je devais en permanence déjouer les pièges tendus partout dans la maison et à l’extérieur.
Et voilà qu’enfin ma mère, les médecins et les assistantes sociales m’ont soulagée. Mon père a été envoyé, contre son gré, dans un hôpital psychiatrique. Je suis devenue la confidente de ma mère et j’ai pris une place de « chef de famille », de protectrice et de nourrice. J’étais au courant des menaces de mort de mon père à l’encontre de ma mère et de nous tous, ainsi que des médecins. J’étais au courant de ses « pratiques sexuelles dégoutantes » avec elle : (sodomie) et qu’il avait le réflexe de l’étrangler. Je savais qu’il prétendait faire l’amour à ses chèvres, mais je croyais que ce n’était pas vrai et que c’était juste pour l’embêter qu’il le disait. Je « savais », parce qu’elle me le disait, que mes frères et sœurs restaient à l’école : pension et lycée lorsque mon père rentrait pour une visite parce que tout le monde craignait qu’il nous tue et je ne savais pas si ma mère était encore vivante.
J’aidais ma mère à la ferme, avec mon frère de 1 an et demi de moins que moi. Ma mère travaillait à l’extérieur, je m’occupais de la maison, de faire les repas, du repassage…
Parfois mon frère faisait une crise d’autorité et me frappait (sans doute parce qu’il voulait aussi occuper une place dans la vie familiale et reproduisait le modèle du père).
Ma grand-mère paternelle s’était rapprochée de nous et essayait de veiller au grain.
Un jour, ma mère m’a expliqué que les services sociaux lui demandaient de se séparer de mon père ou de nous. Elle me dit qu’elle n’avait pas le droit de demander la séparation en invoquant la maladie mentale de mon père (il parait qu’on n’a pas le droit de se séparer ou divorcer d’un malade mental). Elle m’a donc demandé si j’accepterais de témoigner devant un tribunal et j’ai dit « oui ».
Il fallait que « ça s’arrête ». Tant pis si je savais que mon père irait en prison et qu’il en mourrait. J’étais prête à tout pour que « ça s’arrête ». Je n’en pouvais plus. J’ai été reconnaissante à ma maman de faire quelque chose pour m’aider. Je me suis sentie coupable de sacrifier mon père. J’ai pensé aussi que mes sœurs étaient sauvées aussi puisqu’il ne tenterait pas la même chose avec elles et qu’il savait que c’était mal. Je nous sauvais tous !
Et voilà. Je n’ai pas été au tribunal. Je n’ai pas pu entendre la Loi. Ma mère a trouvé un autre moyen de se séparer de mon père en faisant constater l’adultère. Mon père a vécu avec sa nouvelle compagne rencontrée en hôpital psychiatrique et je suis partie vivre avec ma mère et mes frères et sœurs en ville. Je travaillais déjà pendant mes vacances et faisais des vacations de modèle vivant pour des artiste et aux beaux arts ainsi que des ménages. J’aidais donc ma mère avec qui j’étais comme un mari et une mère. Je l’invitais au resto, lui faisais à manger, m’occupais du ménage et faisais les travaux d’installation et partageais les frais pour le ménage (achat peintures, tapisseries, frigo, literie…).
Ma mère travaillait beaucoup, tard le soir ou tôt le matin plus un Week End sur deux. Elle était toujours fatiguée et avait subi beaucoup d’opérations. J’étais près d’elle à son réveil et lui rendais visite.
J’ai imposé à mon père de respecter les règles de la maison lorsqu’il venait en visite le Week end pour voir sa femme et ses enfants, puis j’ai refusé de voir mon père et m’absentais lorsqu’il venait. Cela m’a permis de m’investir dans beaucoup d’activités associatives à l’extérieur. …
Mon père parlait toujours de se suicider. Un jour il a raté son suicide, juste avant que je passe le bac. J’ai regretté qu’il se soit raté. Je souhaitais, j’attendais sa mort. Et pourtant, je l’aimais. Il avait été mon Dieu, depuis que j’étais toute petite, je l’adorais, je le vénérais. Je savais que je lui avais fait beaucoup de mal et qu’il trouvait très injuste d’être séparé de sa famille et de ses enfants.
Je m’en voulais du mal que je lui faisais (et lui aussi m’en voulait).
Je suis sortie avec des hommes plus vieux que moi, de l’âge de ma mère et elle m’a reçue un matin en me disant : « on dirait que tu le regrettes vraiment de ne pas avoir fait l’amour avec ton père ! ». J’ai fait une dépression et j’ai raté mon Bac. Je suis partie de chez ma mère. Elle m’a demandé de revenir quelques mois plus tard pour m’occuper de ma petite sœur qu’elle reprenait de chez la nourrice chez qui elle était depuis 4 ans. Je suis revenue pendant un an.
Plus tard, j’ai accepté de revoir mon père, j’étais fiancée et nous allions le voir dans sa ferme. Je suis devenue la confidente de mon père. Nous avons repris une relation très riche en communication sur le sens de la vie, la politique, le travail, nous l’aidions aux travaux de la ferme avec ma sœur qui a 3 ans de moins que moi. Toutes les années, je venais m’occuper de la ferme pendant que mon père et sa compagne prenaient des vacances. Et aussi pour Noel, afin qu’ils puissent le partager avec la famille. Je n’aimais pas les fêtes de fin d’année. J’aimais ma solitude.
Un soir, j’avais 22 ans, mon père est remonté dans la ferme (isolée dans la montagne à plus d’une heure de marche de la vallée). Nous avons longuement parlé, tard le soir. Il m’a parlé de sa vie, de ses difficultés dans ses relations sexuelles, de son impossibilité d’avoir du plaisir. Il m’a parlé du désir qu’il avait pour moi depuis toujours. Des psychiatres qui l’avaient enfermé à cause de ça… Je lui ai répondu qu’il n’avait rien fait de mal, qu’il avait seulement eu tord d’en parler à des gens qui ne pouvaient pas comprendre, et que « le mot n’est pas la chose». Puis, il a fini par me dire : « Maintenant, j’aimerais coucher avec toi. Il n’y a qu’avec toi que je pourrai avoir du plaisir, tu es la dernière chance de ma vie, accorde la moi… »
J’ai eu très peur. J’ai compris que je devais me sortir de ce piège si je ne voulais pas mourir. Je savais qu’il m’étranglerait en se rendant compte qu’il ne trouvait pas le plaisir avec moi non plus. J’ai réussi à le dissuader. J’ai passé une nuit épouvantable à guetter le moindre bruit, seule dans une chambre qui ne fermait pas, à côté de la sienne, perdue dans une ferme loin de tout et de tous. Il n’est pas venu. Il est reparti le lendemain.
Et voilà, l’histoire aurait pu être terminée.
J’ai eu un premier fils. Lorsqu’il a eu 3 ans, j’ai eu peur de ma violence avec lui. J’ai commencé une thérapie de 4 ans. Lorsqu’il a eu 5 ans j’ai eu peur de « reproduire l’inceste » et j’ai évité les câlins et contacts trop charnels. J’avais parfois peur qu’il ressemble à mon père.
Puis 7 ans après j’ai eu un deuxième garçon. J’ai choisi de ne pas avorter et ai compris que cela allait être difficile pour moi. Et cela l’a été. Très difficile. Je vivais comme rivée au sol sous une chape de plomb. J’avais une relation très charnelle avec lui. J’étais bouleversée par lui. Je l’ai protégé de son père en ne demandant pas de reconnaissance en paternité ni de pension, de peur que son père, un jour, n’en profite pour se faire prendre en charge par son fils.
Un jour, alors que je me sentais très en difficulté, mon deuxième fils avait 2 ans et moi 38, une femme, médium, m’a fait un dessin et un texte, me parlant de quelque chose que je refoulais mais qui m’empêchait de vivre. Que, lorsque j’étais toute petite, au lieu de me donner la vie, mes parents m’avaient donné la mort. Que j’avais été toute cassée, et que, depuis, je prenais mes valise pour aller dans une direction qui n’était pas la bonne, alors je reprenais mes valises…Que je n’étais pas coupable et que ce n’était pas moi mais mon père et ma mère qui m’avaient détruite.
Elle m’a conseillé d’écrire à mon père et à ma mère, ce que j’ai fait.
Cela a semé une véritable panique dans la famille. Mon père a cherché et obtenu le soutiens de mes frères et sœurs, il s’est excusé auprès d’une de mes sœurs du « mal qu’il lui avait fait », la chargeant de transmettre à une autre de mes sœurs, ce qu’elle a fait, sans savoir qu’il ne m’avait rien dit à moi.
Ma mère a passé 2 jours avec moi et m’a parlé, me disant que je n’avais rien à me reprocher, que j’avais seulement eu la malchance d’être la première. Voilà ce que j’ai appris :
Mon père avait consulté un psychiatre alors que j’avais environ 2 ans, puis d’autres, à cause de l’attirance « anormale qu’il avait pour moi ». J’avais "toujours préféré mon père à elle, bébé, je trépignais de joie lorsque j’entendais sa voix". Avec moi "c’était différent il y avait de l’amour"… Qu’elle m’avait vue avec mon père et d’autres hommes avec leur sexe dans la main. Qu’elle avait demandé à ce que l’autre homme s’en aille.
Mon père avait été maintenu en prison lorsque j’avais 7 ans et demi pour me protéger car il avait parlé aux psychiatres. Il y avait rencontré des prisonniers de droit commun et beaucoup de pères incestueux et de fils parricides. Ma mère s’était portée garante de lui pour le faire sortir alors que j’avais 8 ans et demi "s'il arrive quelque chose de grave il me le dira". Je suppose donc que, dans son esprit, ce qu’il faisait n’était pas grave et que la seule chose grave a été qu’il essaie, 5 ans plus tard, de me dépuceler et, surtout, ne le lui ait pas dit.
Elle avait vu, plus tard, mes sœurs jouer avec le sexe de leur père et ouvrir la braguette du voisin…Je suppose que ce n’était toujours pas grave pour elle puisqu’elle n’est pas intervenue.
J’ai compris que mes terreurs s’expliquaient par des abus et des traques que j’ai occultées. Je n’arrivais toujours pas à imaginer que mon père m’ait fait du mal.
J’ai parlé à mon père, plusieurs fois, lui ai posé des questions. Il m’a dit qu’il avait essayé de me toucher 2 fois mais que je lui avais dit qu’il me faisait mal alors il avait arrêté.
Je lui ai dit que je pensais avoir été victime d’actes de pédophile mais que je ne savais pas par qui. Que ce n’était pas parce que j’étais une fille mais une enfant. Il a gardé mon fils de 2 ans et demi. L’enfant avait changé à son retour et m’a parlé de zizi qui grossi, grandit, sort et rentre…Peu de temps après, mon père m’a parlé en apparté pour me prévenir « afin qu’il n’y ait pas de malentendu » que mon fis était rentré dans les toilettes pendant qu’il y était... Je l’ai remercié, lui disant qu’il faisait bien de me prévenir avant de réaliser qu’il se jouait de moi.
Mon père nie qu’il se soit passé quelque chose « ce sont tes fantasmes » a-t-il dit.
Là, j’ai voulu prévenir mes frères et sœurs et leur dire de protéger nos enfants. Je me suis fait rejeter et les relations familiales sont devenues très difficiles.
Lorsque j’ai dit à mon père que je voulais le voir le 31 décembre pour ne pas commencer une nouvelle année avec ça, il a pensé que je venais le tuer et, soulagé?, me l’a dit avant que je parte. Il m’a aussi dit à un moment : « que j’ai touché aux enfants ce n’est pas important » et je n’ai réagi qu’une fois loin de sa présence et de son regard. J’ai compris qu’il avait un pouvoir hypnotique sur moi.
Il m’a aussi accusé de lui avoir fait assez de mal avec ça et qu’il espérait que je n’allais pas lui faire du tord dans la famille (je voulais faire mon géno-sociogramme). Alors, il m’a avoué : « autant que je te le dire maintenant, puisque tu vas finir par le découvrir, mon père faisait la même chose avec ma sœur ainée ».
J’avais 40 ans. Je n’avais toujours pas compris notre histoire et sa responsabilité. J’ai rencontré un homme que j’ai aimé. Je l’ai imposé à mes enfants, j’ai acheté une maison avec lui pour que nous y vivions. 4 mois plus tard elle a brulé et il a détourné une partie de l’assurance….Cela a été une longue lutte juridique qui m’a épuisée et ruinée.
J’ai demandé de l’aide à mon père : il a refusé parce que « ça le perturberait trop ». C’est seulement à ce moment là que je me suis vraiment fâchée. J’ai compris que cet homme était à l’image de mon père et que, si je l’avais détesté, j’aurais pu nous protéger.
Lorsque mon plus jeune fils a eu 15 ans, de grosses difficultés à l’école, essayé les drogues et les conduites à risque, il m’a « craché » que mon compagnon l’avait violé et frappé (frappé je savais) et qu’il croyait que j’étais d’accord. Il « avait la haine pour moi, il aurait toujours la haine pour ce que je lui avais fait ».
Depuis, nous communiquons mieux, nous avons vu quelques temps une psychologue. Il est un adulte magnifique, beau, courageux et conscient, comme son grand frère.
Mon père est mort sans demander pardon, ma mère aussi. Une partie de mes frères et sœurs me traite comme une pestiférée.
Ma petite sœur vient de déterrer la cause de son malaise. Ses souvenirs m’ont confirmé que je n’étais pas une affabulatrice. Ils m’ont aussi ouvert les yeux sur la gravité de ce que nous avons subi. La gravité de la complicité de ceux qui savaient : médecin, philosophes, enseignants, avocats, avoués, éducateurs…
Ma vie ne s’en est pas améliorée, au contraire. Ma relation de couple est très difficile : je ne joue plus, je ne fanfaronne plus. Je suis malade.
Je veux que ma maladie, (sans doute issue de ma façon de survivre et supporter l’insupportable), soit enfin l’occasion de faire quelque chose pour aider à l’expression et la compréhension des conséquences de ces agissements dans nos vies d’adultes.
Même avec l’évolution de la loi, je n’aurais jamais pu porter plainte, car la prise de conscience est progressive et lente. La prescription avait frappé depuis longtemps.
Ça parait tellement plus confortable d’oublier dans le déni ou de s’oublier dans la folie, se réfugier dans la fuite de la réalité. Je ne l’ai pas voulu. J’ai décidé de vivre et élever mes enfants dans la conscience et la responsabilité.
J’ai payé des thérapies en culpabilisant de ne pas consacrer cet argent à mes enfants. La théorie Freudienne exige qu’on donne de l’argent car il faut que cela nous coûte pour qu’on s’investisse. Comme si, accepter de déterrer de tels cadavres et fantômes était une partie de plaisir !
Les coupables, lorsqu’ils sont pris et condamnés, coûtent très cher à la société. On les aide et on les soigne. Que fait-on pour leurs victimes ?