Témoignage homme: Il voulait qu'on s'amuse comme les grandes personnes

Témoignage Publié le 19.04.2008
J’ai 23 ans. Je viens de me rendre compte que j’ai été volé il y a 13 ans. Oh, rien de grave, juste une partie de mon enfance. Je me réveille aujourd’hui avec un goût bizarre, aigre dans la bouche, que je voudrais une bonne fois pour toute vomir, expulser, cracher loin de mon corps. Pendant tout ce temps, c’est comme si cette tâche, cette fêlure avait hiberné. Aujourd’hui, je ne sais pas trop pourquoi, elle sort soudain de son terrier.

Mon grand-père m’a demandé de le masturber. C’était en vacances. Il faisait chaud. Il était nu sur la terrasse. Pendant que ma grand-mère faisait la sieste dans sa chambre. Il m’a invité à me mettre nu, ce que j’ai accepté assez facilement, n’étant pas particulièrement pudique. Puis nous avons discuté, parlé, il était très gentil avec moi. Le pire c’est que ça a toujours été un grand-père très gentil avec moi. Je pensais.







Puis au bout d’un moment il m’a expliqué, doucement, amicalement, qu’on pouvait se faire « du bien » ensemble. Comme les adultes. Il m’a invité à prendre son sexe et à le branler, doucement. Alors moi j’ai fait ce qu’il m’a dit, parce qu’à dix ans on ne se pose pas toutes ces questions « de grands ». Il a pris mon sexe, affectueusement, de la même façon, et a tenté de le faire jouir. Peine perdue, je n’étais pas encore pubère. Lui m’indiquait le rythme à suivre. Dans ma tête, ça a duré. Longtemps. Je prenais ça comme un jeu. Aujourd’hui, ça n’est pas encore terminé. Il m’avait demandé de ne rien dire, et c'est comme si ce long liquide épais et blanc, que je voyais pour la première fois, m'avait cloué le bec.

Tout ce temps où j’ai gardé la chose en secret, je me suis dit qu’au final, je l’avais bien voulu. La preuve : je n’étais pas parti en courant. Ni en hurlant. La preuve, je n’avais rien dit ensuite à qui que ce soit. Moi toujours curieux et admirateur des grandes personnes, eh bien je me suis laissé tenté par ce jeu de grandes personnes. Au prix du secret. De la haine de soi, qui m’a suivi. Des échecs scolaires qui sont rapidement venus. De ces angoisses terribles qui vous font vider tout ce que vous avez dans l’intestin un après-midi d’école à la piscine. Cette solitude qui m’a coupé du monde. Et puis je me suis reconstruit, enfin je pensais, jusqu’à mes 18 ans. Toujours pressé, toujours dans la frustration de ne pas encore être encore tout à fait un homme, à me masturber jusqu’à huit fois par jour, à rêver de tout autre chose qu’un autre sexe masculin, plutôt une femme, surtout une femme, mûre, expérimentée, belle et -surtout pas- innocente. Mais j’avais 18 ans et une timidité sans égal. Donc pas de femmes, mûre, belle. Que mon onanisme compulsif et mes fantasmes comme seuls feux d’artifice. Tout le temps.

Sont arrivées les crises d’angoisse, et les pornos sur internet. Tous les jours. J’ai débuté des études longues. Puis j’ai bifurqué, puis j’ai eu l’impression d’avancer. Puis j’ai lu, beaucoup lu, toujours sans vouloir formuler mon histoire, ma vraie histoire. Dépression sans cause apparente. À deux pas de la tentative de suicide, lors de certains moments difficiles. Consultations chez de nombreux psys. Anti-dépresseur, Xanax, Stylnox en bouquets tous les jours, comme des champignons, comme des drogues, comme des petites pilules de mort. J’ai vu une dizaine de spécialistes en cinq ans. Certains m’ont diagnostiqué une simple fragilité de terrain, dans mes gènes quoi, comme les monstres pédophiles (c’est pas moi qui le dit), et les monstres dépressifs (encore moins).

Ego fragile, rapports humains dramatisés sans cesse, aucune relation durable -quand je sortais avec une fille une seule chose m’obsédait : son sexe. Oh, je suis plutôt un garçon de bonne famille (si je puis dire), je n’ai jamais été violent, ni méchant. Mais il n’y avait que ça qui comptait, que ça d’important, pour moi « initié » si tôt. A propos de famille : unie. Responsable. Mais n’a vu que du feu, mis à part que j’avais un comportement étrange. Que j’avais perdu ma confiance en eux. Que j’avais cessé de parler. Mon grand-père : toujours aussi gentil et goguenard qu’avant, n’a jamais essayé de recommencer. Il est toujours vivant, vit toujours avec ma grand-mère, et passe encore ses vacances nu sur la terrasse.

Je traverse encore des périodes où je ne vais pas trop mal, c'est-à-dire sous médocs, et d'autres périodes où je ne peux faire taire ces voix méchantes et culpabilisatrices, ces voix intérieures, arrogantes et défaitistes, qui me somment de ne pas aimer la vie... toujours sous médocs. Et, paradoxalement, ces voix me font une peur bleue de la mort. Terrain étroit, resserré, c’est l’étymologie du mot angoisse. C'est mon espace, celui du temps qui s'est tu, qui s'étouffe.

Il y a une semaine, j’ai lu (je lis beaucoup, je l’ai déjà dit) un livre qui racontait, à peu de choses près, mon épisode d’il y a 13 ans. Ça m’a fait réfléchir. Aussi, pour la première fois depuis que j’ai commencé à perdre pieds, je fais un bon travail avec ma psy, qui enfin parvient à durer plus longtemps que deux mois. Je commence à me poser les bonnes questions.

Puis j’ai croisé une fille, C., qui s’est au final attachée à moi. Et elle m’a raconté, dans un de ces moments de confiance où vous emporte vos sens, après l’amour, un beau soir, elle m'a raconté son propre vécu. Une sombre histoire d’abus sexuel quand elle était enfant. Ca a fait pshhttt dans ma tête, comme une canette de coca que l'on dégoupille. C’était il y a deux jours.

Alors les mots sont sortis. Et quand j’ai vu que sa réaction, à elle, n’était pas sévère, mais affolée, tristement affolée, furieuse… quand j’ai entendu dans sa bouche les mots d’ « inceste », d’ « abus sexuel »… alors j’ai commencé à comprendre. J’ai compris que tout ça n’était pas de ma faute. Que c’était de la sienne, à mon grand-père. Que j’avais perdu quelque chose ce jour-là - jour qui par ailleurs était chaud et beau, au point de se trouver nu sur la terrasse. C’était mon enfance. C’était du temps. Un pan de mon existence.

Aujourd’hui, je ne sais pas quoi faire. J’ai des petits cousins qui vont régulièrement chez leurs grands-parents. Je me sens responsable, pour eux. En même temps, briser une nouvelle fois le silence, le dire à mes parents, va être très dur. Il le faut pourtant, mais j’ai peur de tout détruire. Je vais, en attendant, tenter de penser ma nouvelle vie. Tenter de la vivre, plutôt- enfin. Je voudrais vomir une bonne fois pour toute cette histoire, ne plus avoir le goût aigre, et être enfin heureux.

Poids du secret qui pensait s'asseoir indéfiniment, comme un couvercle, sur ma personne. Je l’ai percé, enfin, au grand jour. J'espère trouver la force, maintenant, d’aller mieux.