Vers une dignité retrouvée

Témoignage Publié le 05.12.2009
femme2S'en sortir lorsque l'on est une victime de l'inceste, c'est remarquable. La voie, elle est extrêmement ardue, ce qui ne signifie pas pourtant qu'elle soit impossible à découvrir. Mais pour y parvenir, il est nécessaire de s'en donner les moyens. Pour moi qui aie été abusée par mon père durant mon enfance et mon adolescence « pour mon bien », comme preuve de son « amour absolu et éternel », le cheminement n'a commencé que récemment, lorsque les risques d'abus se sont portés sur mes enfants. 1ère étape : Les mots pour donner à la pensée son existence
La première étape a été de parler, pour tout renommer avec mes mots, les mots justes pour décrire mes propres sensations, non plus celles de mon agresseur. Il a été nécessaire que je plonge en enfer pour aller rechercher ce que j'avais refoulé, ce que j'avais anesthésié, pour le vomir, pour l'inscrire. J'écris des pages entières, je déverse tout à ma psy, je passe des centaines d'heures au téléphone avec mes frères. Il ne s'agit pas de laver un passé honteux, il s'agit de ne plus subir son passé. Car en affirmant : « cet acte est un viol, cette nudité est de l'exhibitionnisme », je pense par moi-même, je ne suis plus contrainte par la volonté d'un autre ou par la pression de l'entourage qui m'imposerait de croire que tout est normal.
2ème étape : Trouver la signification de cet acte barbare
Je n'ai pas choisi ce qui allait m'arriver dans ma vie. Pour rien au monde je ne voudrais revivre ma jeunesse. En plus des abus de mon père, ma mère a été hospitalisée pour dépression et mon frère a fait une tentative de suicide avec des somnifères. J'ai aussi fait de brillantes études, véritable échappatoire à l'enfer familial, et j'ai entamé une toute aussi brillante carrière professionnelle pour occuper aujourd'hui un poste à haute responsabilité dans la finance. Je me suis mariée, contre la volonté de mon père, avec un homme, l'homme que j'aimais et qui est le meilleur époux dont je n'aurais jamais pu rêver, nous avons deux enfants adorables.
La signification profonde pour moi de ce parcours, c'est qu'une infinité de choses nous arrivent dans la vie, et que parmi ces nombreuses choses, on va réussir à s'accrocher de toutes ses forces, de toutes ses larmes à celles qui peuvent nous conduire, comme par la main, à une vie meilleure. 3ème étape : Faire la paix avec soi-même
Je me suis haïe d'avoir subi ces abus durant tant d'années. Je me suis détestée d'avoir pris la place de ma mère. Depuis l'adolescence je traînais un boulet énorme de culpabilité, c'est-à-dire de haine retournée contre moi-même parce que je haïssais mon père et aussi je l'aimais. Adulte, cette culpabilité s'était essentiellement manifestée sous forme de manque d'estime de moi, d'incapacité à lâcher prise, d'angoisses non éclaircies, alors même que j'avais « tout réussi dans la vie ».
J'ai rencontré mon père pour lui dire que son amour m'avait fait souffrir, que je n'avais jamais été consentante mais toujours forcée. Il a dit ne pas comprendre, il a dit m'avoir toujours respectée et m'a menacée de répondre par la rancœur si j'en avais de mon côté. Cependant son chantage est resté vain, car par ailleurs je suis parvenue à me pardonner mes sentiments par moi-même. La véritable pacification avec moi a été de recevoir le pardon, pour toute la haine que j'éprouvais envers mon père, de la part de quelque chose de plus puissant que lui. Ce serait le dieu des croyants, la force de la nature. Donc : ma haine serait pardonnée comme je pardonnerais à celui qui m'avait offensée. Même si je trouvais cet échange déséquilibré, j'étais tellement désespérée que j'acceptais.
Malheureusement la haine reprit de plus belle. Cette nouvelle crise m'empêchait de dormir, m'empêchait de me nourrir, impossible de survivre ainsi. Alors je pris la décision de couper tous les liens (réels et idéaux) avec mon père. Symboliquement ce fut comme de me couper la main droite à la hache (je suis droitière). Cette main que je donnais tendrement à mon papa lorsque nous marchions cote à cote, cette main dont il suçait les doigts, dont il baisait la paume , qu'il dirigeait pour lui caresser ses cuisses. Il a voulu prendre ma main, comme on prend en mariage, celle-ci est désormais comme coupée du reste de mon corps.
J'ai le sentiment aujourd'hui que le prix d'une certaine dignité retrouvée aura été le sacrifice symbolique de toute la tendresse qu'une fille à son papa veut donner.
Sophie D.