ENQUETE : Les femmes incestueuses, le grand tabou

Enquête Publié le 12.10.2022
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Si dans l’écrasante majorité des cas, ce sont les hommes qui commettent un inceste, quelques femmes le font aussi.

Ces violences sexuelles perpétrées par des mères, des sœurs ou autres femmes de la famille restent un tabou, dans l’ordre de l’impensable. Ce non-dit se reflète sur les survivants et jusque dans les instances juridiques ou policières, lorsque les survivants prennent la parole. Face à l’inceste a mené une enquête auprès de ses adhérents et des professionnels des violences intrafamiliales relatant ces cas. Nous avons retenu les témoignages de neuf victimes, sur la quarantaine qui nous ont sollicités pour répondre.

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Concevoir la violence sexuelle chez les femmes

Dans plus de neuf cas sur dix en France, les violences sexuelles sont masculines. En effet, les hommes représenteraient 92,6 % des agresseurs dans l’espace de la famille et des proches, selon l’enquête Virage conduite en 2015 par l’Institut national d’études démographiques (Ined), dont les derniers résultats ont été rendus le 23 novembre 2019. La violence sexuelle perpétrée par des femmes relève de l’exceptionnel. Dans le débat public et dans les sciences humaines et sociales, la question reste ainsi peu explorée. Ces femmes sont rares et leurs actes sont tellement noyés dans le flot de violences masculines qu’elles ne sont pas assez représentatives des violences incestueuses. Une première étude d’envergure sur ce sujet provient de la criminologue Franca Cortoni de l’université de Montréal (Female sexual offenders : theory, assessment and treatment, Franca Cortoni et Theresa Gannon, éd. Wiley-Blackwell), où elle a cherché à comprendre et déterminer l’ampleur du phénomène.

Les agressions sexuelles et incestueuses provenant des femmes sont difficiles à concevoir. Ces violences étant essentiellement masculines, elles sont d’abord associées à la virilité. Les femmes, -et surtout les mères- sont généralement écartées de l’idée même de la violence, étant idéalisées, elles sont perçues comme « naturellement » innocentes. Aujourd’hui encore dans la croyance collective, rien ne pourrait entraver l’« instinct maternel », cette idée reçue d’une alchimie bienveillante, naturelle et incontestable entre la mère et son enfant. Dans son témoignage, Karine*, survivante d’inceste à la fois par son père et par sa mère, nous explique qu’il lui a été plus compliqué de distinguer une agression sexuelle à un rapport « normal » avec sa mère qu’avec son père. Pour Véronique Wyck, psychothérapeute et professionnelle de la maltraitance intrafamiliale, il est aussi difficile de s’accepter en tant que victime d’inceste maternel : on a « du mal à se considérer comme victime car l’inceste maternel est impensable. C’est comme accepter un matricide. On tue la mère. Comme dans tout inceste, on s’expose à éclater le système familial. Mais encore plus avec la mère, car il y a eu l’attachement précoce. L’attachement maternel est le tout premier attachement » explique-t-elle. Pourtant, cette violence sexuelle des femmes et des mères existe, au même titre que celle des hommes et des pères.

Les violences sexuelles féminines et masculines

Les violences sexuelles intra-familiales et féminines sont-elles différentes des masculines ? Les femmes incestueuses feraient la même chose que les hommes incestueux. A l’instar des hommes, elles peuvent exercer un viol sur autrui, et cela au sens de la définition pénale. Depuis 1980 dans la loi, la relation sexuelle imposée par une femme sur un homme par pénétration digitale ou avec un objet est considérée comme un viol. Les femmes commettant l’inceste peuvent également exercer d’autres violences sexuelles, telles que l’exhibitionnisme ou les les confessions sur leur sexualité, par exemple. La plupart des patients de Mme Wyck ayant été violés par une femme membre de leur famille ont d’abord dû écouter des confessions de l’agresseuse sur sa sexualité.

Cela se reflète également sur les témoignages que nous avons reçus. C’est notamment le cas pour Séverine*, pour qui les violences ont démarré avec des confessions de sa mère sur sa sexualité avec son père. Aussi, l’hyper maternage comme prétexte à la violence sexuelle serait courant chez les femmes incestueuses. Pour Célia*, ces violences nommées « nursing pathologique » ou « maternage pathologique » se sont traduites par des toilettages forcés par sa mère, jusqu’à sa puberté « Car, s’il est normal de s’occuper d’un petit enfant, et de lui apporter les soins nécessaires à son épanouissement, certaines femmes se servent de ces gestes quotidiens de façon vicieuse et perverse, et pour elle [sa mère] : donner des granules de charbon à un enfant déjà constipé, leur permettra de faire des lavements à l’aide d’une poire, ou de mettre des suppositoires à la glycérine, lorsque l’enfant grandi… Comme tout sera prétexte à mettre de la crème sur les fesses, ou plus précisément sur l’anus de l’enfant, même jusqu’à plus de 8 ans, pour aller jusqu’au viol. » témoigne-t-elle. Stéphanie témoigne « [ma mère] a reproduit sur moi ce qu'elle pensait être des soins de maternage. Elle me couchait sur la table du salon, jusqu'à environ 8 ans, et me changeait comme si j'étais un nouveau-né. […] Elle était persuadée de prodiguer des gestes d'amour. »

Autre fait à prendre en compte, la complicité de l’autre parent dans l’inceste perpétué par des femmes. Selon Franca Cortoni pour une enquête du magazine Marie Claire, « un tiers des agresseuses agissent seules, et les deux autres tiers, accompagnées par un homme [violent, NDLR] avec lequel elles abusent, de leur plein gré ou sous la contrainte. » Ce fut le cas de Marine, dont les premiers souvenirs remontent à ses 2 ans et demi. Sa mère agissait en complice avec son père, mais aussi avec d’autres membres de sa famille, dans un plus large réseau de pédocriminalité. Sa grand-mère maternelle assistait également aux agressions de son grand-père. Il s’agit ici d’un « inceste par délégation ». Dans ces cas de transmission intergénérationnelle d’inceste, le survivant fait en sorte que son enfant, par exemple, soit violé par un individu qui est mis en situation de le faire. Le plus souvent, ces crimes sont perpétués de manière inconsciente (pour en savoir plus, consultez le chapitre « L’inceste par délégation » de l’ouvrage L'inceste : 38 questions-réponses incontournables).

Dans quel but les femmes peuvent-elles commettre un inceste ?

Que l’agresseur soit un homme ou une femme, il existe diverses fins à leur acte incestuel. Généralement, on parle d’une recherche de satisfaction sexuelle, de profit financier, de vengeance personnelle, de recherche d’identité, etc. Mais les motivations de chaque femme incestueuse répondent à la dynamique psychologique de chacune, elles sont ainsi complexes à déchiffrer. Theresa Gannon, professeur de psychologie médico-légale à l’Université de Kent et Franca Cortoni (Gannon TA, Cortoni F. Female sexual offenders: theory, assessment and treatment. Chichester :Wiley, 2010, 224 p) ont identifié la satisfaction sexuelle, l’intimité et « autre chose » (le profit financier, pour prendre l’exemple du cas de Marine) comme principales motivations de la mère.

Dans nos témoignages, on retrouve souvent des cas de « fragilité identitaire » chez ces femmes. « Depuis ma naissance [ma mère] pense qu'on est la même personne. Elle est persuadée que je suis elle, et qu'elle est moi. Et du coup, elle ne fait pas de distinction entre nous deux, entre nos corps non plus, et comme pour elle mon corps, c'est le sien, elle ne voit pas trop en quoi ça pourrait être une agression, vu que c'est son corps aussi […] je suis à la fois la mère de ma mère, la même personne que ma mère, et à moitié son amoureux, je suis les trois en même temps » témoigne Karine. Nos témoins dépeignent surtout des mères incestueuses ayant des idées contradictoires sur leur schéma familial nucléaire. Leur rôle de maman protectrice complètement chamboulé par les violences qu’elles auraient subies auparavant, leurs enfants deviennent souvent comme une extension d’elle-même. Ils doivent alors accepter ce rôle, jusque dans l’exercice du « devoir conjugal » avec le père. En parallèle, Alice, mère de Mimi*, une enfant survivante d’inceste de la part de sa demi-sœur, a déjà pensé à la jalousie de la demi-sœur agresseuse. Cette dernière pourrait souffrir de problèmes identitaires, par rapport à son confort financier et à sa place dans sa famille recomposée, étant aussi elle-même victime d’agressions sexuelles de la part de son autre sœur.

Le profil des femmes incestueuses : des chocs traumatiques intergénérationnels

Dans son autobiographie Une enfant de trop, Véronique Wyck réalise une analyse transgénérationnelle et psychosociologique sur sa propre mère ayant commis l’inceste envers elle-même. Elle cherche à comprendre ainsi les raisons de cet acte interdit. Au fil des générations, elle découvre notamment des cas de grossesses non désirées et des traumatismes de guerre dans sa famille. Dans nos témoignages, la question de l’héritage des violences et des traumatismes de tout genre revient tout le temps. Huit sur neuf répondants à l’enquête soupçonnent que leur agresseuse avait également subi des violences sexuelles dans leur passé. Et selon sept d’entre elles, au sein même de leur famille. Marine, qui avait grandi dans un réseau familial pédocriminel, sait que sa mère agresseuse avait également subi des violences sexuelles intra-familiales, puisque sa grand-mère était elle-même dans le réseau en tant qu’agresseuse. Notre témoin mentionne également les électrochocs que son arrière-grand-mère avait subi à répétitions durant ses séjours à l’hôpital psychiatrique.

Les violences incestuelles se refléteraient ainsi tout le long de la vie des survivants et de leurs descendants. Troubles dans la vie professionnelle, amoureuse et/ou familiale, troubles alimentaires… Tous nos témoignages démontrent des vies chamboulées par divers maux. Chez les femmes incestées, la peur de réitérer des pulsions sexuelles envers leurs propres enfants revient dans chacun de nos témoignages. Ainsi que leur travail sur elles-mêmes pour ne pas passer à l’acte. Chez les pères de famille également, comme ce fut le cas de notre témoin Emmanuel : « J'ai commencé un travail psychothérapeutique en cette date particulière de 1998, la naissance de mon premier enfant ». Ces pulsions et l’impossibilité de mettre des mots dessus brise des liens familiaux. Séverine ne parle plus non plus à son fils depuis 25 ans, sans pouvoir lui donner les raisons de son silence.

Recevoir les plaintes des survivants d’inceste de femmes

De nos jours, parler en tant que survivant d’inceste féminin à son entourage reste une tâche difficile. Notamment à cause des stéréotypes de genre, représentant les femmes comme des coupables impossibles. Notre témoin Emmanuel déplore aussi l’approche viriliste de l’éducation des hommes, qui consiste grossièrement à garder pour soi ce que l’on subit. Il témoigne aujourd’hui auprès des associations pour faciliter la libération de la parole des hommes survivants de violences sexuelles. Karine témoigne également avoir reçu des soutiens différents de la part de son entourage, selon le genre de son agresseur : « Parfois ça m'énerve, même si je protège ma mère. Quand je parle des autres agresseurs, [les gens] se disent « bah il ne faut plus jamais les voir non ! » et quand c'est ma mère [l’agresseuse] c'est « comme c’est ta mère, c'est important » et ça m'énerve un peu parce qu’on ne me dirait pas ça s’il s’agissait de quelqu'un d'autre. Comme si le fait que ce soit une mère ça avait tout effacé tout, et qu’il n'y avait pas à lui en vouloir. » Stéphanie mentionne quelques réactions d’une violence inouïe pour elle, telles que : « Ta mère a fait ce qu'elle a pu, elle n'était pas apte à s'occuper d'un enfant » ou encore : « Ça arrive à beaucoup de gens et ils s'en sortent ».

Et lorsque les survivants prennent la parole et portent plainte auprès de la police et de la justice, il semblerait que les instances ne soient pas bien préparées au phénomène. Alice, la mère de Mimi (petite fille agressée par sa belle-sœur), témoigne d’une remarque glaçante du commissaire, après une heure d’attente au commissariat : « On a été finalement reçues par un agent très jeune qui m'a dit clairement devant ma fille : “mais peut-être que sa grande sœur, elle est homosexuelle et qu'elle a voulu se tester sur sa sœur. » Un exemple de minimisation institutionnelle de la violence de la part d’une jeune femme sur une petite fille. Devant les juges pour enfants et juges des affaires familiales, la mère explique qu’ils « minimisent les faits. » Son dossier de plainte aurait été perdu avant qu’elle ne s’en rende compte et le cherche dans tous les commissariats du département du 93. Un scénario similaire pour Marine, son dossier de plainte a été « perdu ». Selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, 70% des plaintes de violences sexuelles sur mineurs sont classées sans suite, pour faute de preuve. Les cas d’inceste maternel ne font pas exception, si tant est que l’instruction soit réellement menée en cas de plainte.

*Ces prénoms ont été modifiés

Témoignages