Les silences de la loi : une magistrate face à l’inceste

Actualité Publié le 23.04.2021
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Marie-Pierre Porchy a été juge des enfants, magistrate du parquet, juge d’instruction, avant d’être vice-présidente de tribunal de grande instance et juge des libertés et de la détention.

Dans son essai Les silences de la loi, une magistrate face à l’inceste paru en 2003 et réédité en 2021 chez Fayard, elle analyse les lentes avancées juridiques sur l’inceste alors qu’une réelle prise de conscience de l’opinion publique est apparue dans la société actuelle.

Votre livre se lit facilement : est-ce à dire que vous souhaitiez écrire pour un large public ?

Cela me fait plaisir lorsqu’on me dit que mon livre est grand public. Je voulais en tant que praticienne me servir de mon expérience pour sensibiliser l’opinion publique. Si les livres de Vanessa Springora et de Camille Kouchner ont mis en lumière le drame de l’inceste, hélas il existe depuis toujours. Lorsqu’on sait qu’une personne sur 10 est concernée !

Vous consacrez tout un chapitre à « la justice restaurative », en quoi est-elle différente du processus judiciaire « traditionnel » ?

Les tribunaux regorgent d’affaires à traiter et le parcours judiciaire est long et douloureux pour la victime. Sans parler des classements sans suite. Or parallèlement à l’action de justice, la justice restaurative permet une approche plus adaptée. C’est une méthode nouvelle chez nous, mais très utilisée depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. Elle ne concerne qu’une catégorie de dossiers, où victime et agresseur vont nouer un dialogue, volontairement, sachant que les faits doivent être reconnus par l’auteur.  Cela ouvre un autre avenir au champ relationnel de la famille. L’agresseur a l’opportunité d’examiner sa responsabilité, il peut comprendre ce qu’il a commis tandis que la victime peut lui exprimer toute la douleur qu’elle a ressenti.

Par là même, vous voulez dire qu’il y a un travail aussi à mener à l’intérieur de la cellule familiale ?

Oui. Dans les affaires d’inceste, la mère a un rôle important. Beaucoup sont impliquées pour deux raisons. D’abord, elles ne voient pas (ou ne veulent pas voir) ce qui se passe. Ensuite, elles n’écoutent pas forcément l’enfant. En cela, elles ratent le coche. Elles reproduisent souvent ce qu’elles ont vécu, d’où une transmission de l’inceste de génération en génération, que seul un travail psychothérapeutique peut interrompre.

Vous déplorez que le message de prévention des abus sexuels sur mineurs, ne s’adresse qu’aux victimes et non aux agresseurs. Pouvez-vous développer ?

En effet, les spots de prévention s’adressent toujours aux enfants tel que « mon corps c’est mon corps ». En France, on laisse à l’enfant le soin de dire non. Contrairement à la Belgique ou au Canada où le message de prévention s’adresse à l’agresseur (ou potentiel agresseur) : l’enfant n’est jamais un partenaire sexuel possible. L’information alerte toute personne qui pense que ce qu’il a fait n’est pas grave. De même qu’un numéro vert pourrait être mis à disposition pour permettre à certains agresseurs de parler. Car ces hommes ne sont pas des pestiférés. Ce sont souvent d’anciennes victimes qui ont reproduit ce qu’on leur a fait. En leur permettant d’appeler (donc de demander de l’aide) on leur offre la possibilité de sortir du déni et de se soigner éventuellement.

[NB : Depuis juillet 2020, la fédération des CRIAVS a mis en place un numéro national, le 0806 23 10 63. L’association « Face à l’inceste » diffuse ce numéro dans le cadre d'un partenariat destiné à améliorer la prévention].

Une des réponses concrètes du gouvernement dans la lutte contre l’inceste est d’avoir mis en place la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles, dont Face à l’inceste fait partie. Quel est votre sentiment vis-à-vis de cette instance ?

Je suis perplexe. Son mode de fonctionnement a été calqué sur celui du la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’église (CIASE), structure chargée de recenser les victimes d’agressions pédophiles dans l’Église depuis les années 50. Sauf que l’Église est un milieu clos et imaginer identifier les victimes d’inceste à l’échelle d’un pays est une tâche immense ! Il faudrait plutôt créer des circuits pour que les enfants puissent parler tout de suite de la situation qu’ils vivent. Les enfants dénoncent difficilement leur agresseur, car en parlant, ils sacrifient leur famille. C’est une position impossible à tenir ! Or nous vivons une situation de confinement, je n’ose imaginer ce qu’il doit se passer dans certaines familles ! Il y a des choses à faire aussi au niveau de la justice qui seraient très urgentes. Comme permettre des audiences conjointes entre le juge aux affaires familiales, le juge des enfants et même éventuellement le procureur de la République si par exemple il y a un dépôt de plainte pour des abus sexuels. Très souvent ces trois entités ne communiquent pas. Quand il y a des choses urgentes à faire, ce serait bien je pense que ces trois juges puissent faire des audiences très rapides et conjointes pour savoir ce qu’il faut faire dans l’immédiat pour ne pas avoir ces situations atroces où parfois on continue de confier un enfant à son père alors même qu’il y a des abus sexuels qui sont suspectés.

Pouvez-vous donner un exemple de circuit pour repérer des situations d’inceste ?

Je suis intervenue dans une école. Les élèves, informés que j’étais juge, posaient les questions qu’ils souhaitaient : cela pouvait concerner mon rôle, mon métier, mais aussi des éléments de leur vie familiale ou personnelle. Ce n’était pas limitatif. Puis je les invitais à écrire anonymement sur un petit papier. L’anonymat permettait de tout aborder, y compris des situations douloureuses pour eux : divorce des parents, violences intrafamiliales, et bien sûr inceste si cela se produisait. Les réponses étaient mises dans une boite aux lettres pour ensuite être dépouillées, ce qui me permettait de voir quelles étaient les préoccupations des enfants. A l’issue de l ’intervention, certains enfants sont venus spontanément vers moi pour parler de leur situation.

Oui, mais l’affaire d’Outreau a montré que ça n'était pas si facile pour un enfant victime d'être entendu par la justice ?

Cette affaire a fait beaucoup de mal. Le dossier a échoué, manifestement saboté par les avocats et le président d’assises. Quand l’enfant ment, c’est souvent qu’il est manipulé par la mère dans le cadre d’un divorce par exemple. Son audition est relativement facile lorsqu’il ment, car son discours est monolithique. Il ne varie pas. Il répète ce que lui a dit la mère. Alors qu’un enfant qui a réellement vécu des abus sexuels donne des renseignements sur ses ressentis plus que sur les faits : par exemple « ça me dégoûtait », « il était lourd », « ça collait » ... Ce genre de discours prouve manifestement qu’il ne peut pas inventer. 95 % des enfants disent la vérité selon moi. Sauf que la lourdeur du parcours judiciaire les fait parfois baisser les bras.

Il y a donc réellement des affaires mal jugées ?

Oui. Certains magistrats ne sont pas intéressés par ce type d’affaires ou n’ont pas eu la formation pour y être sensibilisés. Par conséquent, ils ne travaillent pas les dossiers suffisamment.

Donc, quel serait le bon positionnement à avoir pour un magistrat ?

Avoir énormément d’empathie. Il faut arrêter d’être sur le terrain du credo, car dire à un enfant qu’on le croit c’est exactement la même chose que de lui dire qu’on ne le croit pas. Les magistrats doivent avec empathie recueillir la parole de l’enfant et ensuite mettre l’ensemble des éléments du dossier en perspective et voir si tout cela est concordant. Pour l’agresseur, c’est la même chose, il faut énormément être en empathie avec eux pour qu’ils puissent reconnaître les infractions. Tout cela pour dire qu’il est nécessaire d’écouter l’agresseur.

La lutte contre les abus sexuels sur mineurs est donc l’affaire de tous. En 2021, sommes-nous plus mûrs pour aborder cette question qu’il y a quelques années ?

Oui. Preuve en est que mon livre n’a pas eu l’écho souhaité lors de sa première édition en 2003 car la société n’était pas prête à entamer une telle réflexion. Aujourd’hui comme une lame de fond qui surgit, c’est une évidence qu’en terme d’acceptabilité l’inceste n’est plus supportable.

Que pensez-vous de la définition de l’inceste introduite par la loi Billon définitivement votée récemment par le Parlement ?

Je trouve que la version finale de la loi est très contestable. On a mis un seuil de non-consentement de l’enfant à 15 ans mais c’est à peu près tout. En matière d’inceste, on l’a limité aux ascendants sans vraiment préciser d’ailleurs si par exemple le beau-père fait partie des ascendants parce que ce n’est pas évident donc cela va créer des contentieux je pense. D’autre part, on précise que les frères, les sœurs, les oncles et les tantes ne sont pas concernés par l’inceste cela veut dire qu’il faudra toujours prouver qu’il y a eu contrainte, violence, menace, surprise. En tout cas, il y a des espèces de flous dans cette loi notamment prouver l’autorité de fait ou de droit. En tant que professionnelle, je ne comprends pas tellement le contenu de cette loi, alors vous imaginez les victimes ! Je pense que cela va être une énorme source de contentieux. Peut-être que la commission inceste va compléter et faire un peu modifier le texte sur l’inceste, mais ce n’est pas certain car ce n’est pas ce qu’ils ont annoncé. La loi est vraiment très insatisfaisante sur l’inceste.

Selon vous, la condition d’autorité de droit ou de fait pour l’inceste commis par un frère ou un oncle (adultes) sur un mineur est-elle pertinente et nécessaire ?

Non. On en revient aux complications d’avant. C’est déjà très difficile de savoir si un frère a une autorité de droit ou de fait sur sa sœur. Cela va être une source de contentieux énormes parce que cette loi n’est absolument pas claire.

Que pensez-vous de la clause Roméo et Juliette qui prévoit un écart d’âge d’au moins 5 ans entre un agresseur et sa victime pour que celle-ci fasse valoir son non-consentement automatique en cas de viol ?

Cela était un peu nécessaire car l’objectif de la loi n’est pas d’interdire toute sexualité chez les adolescents, il faut bien que cette période-là se passe en expérimentant la sexualité. Cette clause est bonne.

[NB : L’association « Face à l’inceste » s’est élevée contre cette clause car elle s’appliquera même dans le cas de l’inceste commis par un frère ou un oncle n’ayant pas autorité de droit ou de fait sur l’enfant victime. Voir nos articles : « Le gouvernement défend « l’inceste consenti » dès l’âge de 13 ans » ou encore « Ce qui change avec la loi Billon » ]

Que pensez-vous de la prescription « glissante » qui permettra (dans certains cas au moins) de traiter à égalité toutes les victimes d’un agresseur en série ?

C’est une bonne idée mais elle va peut-être être déclarée inconstitutionnelle.