En Grande-Bretagne comme en Suède, mon pays d’origine, l’ampleur du phénomène des violences sexuelles dans les milieux du sport commence tout juste à apparaître au grand jour. Ne laissons pas le silence qui régnait au cours des dernières décennies se réinstaller !
Peu après la parution de mon autobiographie [Det du inte sag, publié en langue suédoise par Norstedts], dans laquelle je parlais des violences sexuelles que j’avais subies, enfant, de la part de mon entraîneur d’athlétisme Viljo Nousiainen, j’ai fait une lecture publique en Suède. A la fin, un vieil homme âgé de 93 ans, qui avait assisté à la séance, m’a abordé , et ce qu’il m’a dit restera à jamais gravé dans ma mémoire. « Je vais lire votre ouvrage, en donner un exemplaire à ma femme et à chacun de mes enfants ; alors je leur raconterai ce qui m’est arrivé lorsque j’avais 10 ans. C’est ce que vous racontez dans votre livre. Toute ma vie j’ai éprouvé de la honte et j’allais emporter tout ça avec moi dans la tombe ; mais à présent je compte bien tout raconter à mes proches. »
Cela montre bien qu’il n’y a pas de limite dans le temps pour parler de ce vécu ; voilà pourquoi les révélations courageuses de plusieurs anciens footballers, fin d’année dernière en Grande-Bretagne, sont tellement importantes. J’ai, pour ma part, attendu 30 ans avant de révéler ce qui s’était passé. Nombreux sont celles et ceux qui se sont trouvés, et se trouvent toujours, dans une situation comparable ; que des sportifs connus s’expriment publiquement sur le sujet et donnent confiance à d’autres victimes de ce type de violences constitue donc un fait très encourageant.
J’avais 14 ans quand Nousiainen a cessé ses abus sur moi, après quoi j’ai passé de nombreuses années à essayer d’oublier ce que j’avais subi. Mais, enfant, j’étais habité par une grande colère, qui ne m’a pas quitté de toute mon existence. Ma carrière d’athlète de saut en hauteur a été couronnée de succès, avec une médaille d’or au Championnat du Monde et trois médailles olympiques ; mais je ne suis pas fier de certains de mes actes, et c’est ce qui m’a incité à vouloir donner les raisons de mon comportement. Dans mon cas, je pouvais au moins trouver dans le sport un exutoire à ma colère, mais j’ai reçu des courriels de types qui ont fini en prison, parfois pour meurtre. Je suis convaincu que cette rage est la conséquence des violences qu’ils avaient subies enfants.
Si je pouvais retourner en arrière...
Mes révélations ont eu des effets bénéfiques. Les réactions à la sortie du livre m’ont permis de beaucoup m’investir dans des activités caritatives et d’utiliser mon image médiatique d’une manière positive. C’est très important : je suis désormais en mesure d’aider des gens, car je comprends ceux qui se sont trouvés dans des situations similaires. Ça m’a aidé à me sentir beaucoup mieux qu’avant, même si je traverse toujours des périodes difficiles. En fin de compte, je reste une victime et il faut vivre avec. Aujourd’hui encore, quand je parle en public, il m’arrive d’être submergé par des vagues de souvenirs : l’odeur et une foule d’autres détails… C’est quelque chose que toutes les victimes partagent, quelle que soit leur réussite actuelle dans la vie. À cause de ce que Nousiainen m’a fait, si je pouvais retourner en arrière je ne m’engagerais pour rien au monde dans le saut en hauteur, malgré les exploits sportifs que j’ai réalisés au cours de ma carrière et la célébrité qu’elle m’a apportée.
L’essentiel désormais c’est que cette dynamique se poursuive, et que des progrès significatifs continuent d’être accomplis en Grande-Bretagne et au-delà. En Suède il y a eu une prise de conscience suite à la publication de mon livre, et le sujet reste d’actualité. J’ai toujours eu espoir que cela pourrait aider quelqu’un, mais finalement ce sont des milliers de personnes qui ont pris contact, parmi lesquelles d’autres victimes de Nousiainen, dont on estime aujourd’hui qu’il aurait abusé de 200 personnes environ, dans la région de Gothenburg. J’ai continué à intervenir dans les media et d’autres sportifs de haut niveau se sont manifestés, avec des histoires similaires.
S’exposer ainsi au regard de l’opinion exige une certaine force mais je me sens porté par la cause. Des efforts sont actuellement entrepris au niveau du gouvernement suédois afin de créer une nouvelle fonction, pour s’occuper de cette question de la violence sexuelle dans le monde du sport. Le problème c’est qu’aujourd’hui les milieux du sport ont leurs propres mécanismes de contrôle en interne ; les clubs hésitent à rendre compte de ce phénomène parce que cela peut porter préjudice à leur budget et à leur réputation. C’est le cas dans de nombreux pays, y compris la Grande-Bretagne, mais je me félicite qu’un débat sérieux ait pu être engagé. Je pense que sans mon livre, on en serait au même point qu’il y a dix ans : personne dans le monde du sport ne parlerait des abus sexuels.
On laisse les victimes seules avec leurs problèmes.
En Suède ce sont surtout les auteurs de violences qui se trouvent au centre des préoccupations, tandis qu’on laisse les victimes résoudre seules leurs problèmes. Il est extrêmement difficile de surmonter la honte et le tabou. En plus, on accorde chez nous une grande importance au pardon, qui nous vient peut-être de notre éducation luthérienne. Mais ni moi, ni les footballers britanniques n’avons rien fait de mal. Il faut inverser les priorités et supprimer les obstacles d’ordre social qui empêchent de dénoncer ces violences, parce que ne pas en parler, c’est être condamné à les porter tout au long de votre existence.
C’est un problème qu’on rencontre partout dans le monde ; il concerne souvent des enfants dont le cerveau n’a pas fini de se développer, donc plus aisément manipulables. Nousiainen a gâché l’existence d’un grand nombre de personnes, dont la mienne. On ne peut pas laisser ça se reproduire. Si j’ai pu devenir athlète de haut niveau, si des gens comme Andy Woodward et Steve Walters ont pu faire carrière dans le football, une poignée d’enfants seulement parmi tous ceux qui pratiquent un sport se hissera au plus haut niveau. J’ai grandi aux côtés de jeunes sportifs qui ont aussi subi des violences mais ont suivi un chemin différent, et n’ont jamais bénéficié d’une tribune pour parler. Nous sommes leurs porte-parole à tous.
Patrick Sjöberg (champion du monde de saut en hauteur)
Ce témoignage a été initialement publié en anglais par le Guardian le 12 janvier 2017. Traduction: Annaig Renoux pour Face à l'inceste .
Commentaire de la traductrice
Ce témoignage illustre une nouvelle fois combien libérer la parole est bénéfique, aussi bien sur le plan individuel que'au niveau collectif. Quand le ou la survivante est une personnalité médiatique, cela peut même provoquer une réaction en chaîne, et contribuer très concrètement à des prises de conscience sociales voire politiques, et à la mise en oeuvre de mesures de prévention, de protection et d'accompagnement des victimes...
Il n'est jamais vain ni trop tard pour libérer cette parole et ce vécu traumatique. Nous avons toutes et tous besoin de faire place à la vérité pour vivre et pour guérir !
Pourtant je suppose que Patrik Sjoberg a dû, maintes fois, se poser la question de l'utilité ou du bien-fondé de ses révélations : "A quoi bon ? ..." Cette petite voix trempée de malveillance... Surmonter ce doute fort de plusieurs décennies de silence, de déni, de souffrance et de conflits intimes, requiert beaucoup de courage. Notamment lorsque cela risque de bouleverser une image médiatique de champion, de personne hors du commun, image qui pouvait donner l'illusion de compenser les sentiments négatifs envers soi-même. C'est peut-être le saut le plus vertigineux que Patrik Sjoberg ait accompli de toute sa carrière ! Et ça a quelque chose d'exemplaire - plus encore que les médailles et les records du monde...