Canada : Les victimes rencontrent des agresseurs pour se réparer

Dossier Publié le 03.11.2009

Par l'émission Enjeux de la télévision canadienne

Le concept de justice réparatrice s'est développé à partir des critiques émises à l'égard du système pénal canadien et de son administration.

D'un côté des victimes, de l'autre des criminels. Entre les deux, un immense fossé et une justice souvent imparfaite. Notre justice est axée sur la punition. On enferme les délinquants, ce qui ne rend pas nécessairement justice aux victimes. Bien au contraire. La détention ne permet pas de réparer le tort qui leur a été fait. Peut-on réparer des crimes comme l'inceste et le meurtre, qui semblent irréparables ? Depuis peu, au Québec et dans les autres provinces canadiennes, des victimes répondent que c'est possible.

Dans leur modeste maison de Winnipeg, Cliff et Wilma Derksen élèvent trois jeunes enfants. Une vie de famille qui n'a rien d'exceptionnel. Puis, il y a eu ce vendredi du mois de novembre 1984, où la jeune Candace, 13 ans, n'est pas rentrée de l'école

Elle aurait été aperçue pour la dernière fois dans un dépanneur, à quelques rues de chez elle. Après, c'est le mystère complet.

Rapidement, toute la ville de Winnipeg se mobilise pour retrouver la jeune fille. Les recherches se poursuivent pendant sept semaines. On découvre finalement le corps de Candace dans une remise, à moins de un kilomètre de la maison. Elle a les pieds et les mains liés. Elle est morte de froid. Le motif du crime est inconnu.

Enjeux  a rencontré la mère de Candace, qui a voulu nous montrer les lieux.« En refaisant le chemin qu'elle a été contrainte de suivre, je sens ce qu'elle a dû ressentir. Sa souffrance, sa grande solitude, malgré toute l'animation qu'il y a autour. Elle était seule. Sa peur. Elle devait être terrorisée. Elle devait avoir si froid... »

Les Derksen avaient cru que les funérailles mettraient fin à l'histoire. Bien sûr, ils se trompaient. Le cauchemar commence avec l'enquête, qui pointe pendant quelques jours en direction du père de Candace. Il est rapidement lavé de tout soupçon, mais l'enquête piétine. Il n'y a pas de mobile, pas de suspect, pas d'explication, rien qui puisse aider la famille à vivre son deuil. Pendant des années, la vie ne semble plus avoir de sens. Le meurtre impuni, à quoi sert la justice?

C'est la foi qui réconforte les Derksen. Le couple est mennonite et voudrait croire au pardon. Mais le meurtre de Candace a fait découvrir à sa mère des sentiments qui l'horrifient :

« J'ai imaginé ces 10 hommes et ce n'était pas assez. Il faudrait en plus que j'appuie sur la gâchette. Je me suis vue tirer sur chacun d'eux, et c'était un sentiment exaltant. Pour moi, c'était la vraie justice. »

Wilma n'a plus confiance en la justice. Elle est aussi fortement ébranlée par la violence de ses sentiments. Elle se sent désormais liée au meurtrier de sa fille. Les policiers ne l'ont toujours pas retrouvé. Mais un autre criminel s'apprête à croiser sa route. Une rencontre qui sera décisive.

René Durocher a grandi à Montréal dans une famille de neuf enfants, où la violence faisait partie de la vie quotidienne. Il apprend vite que c'est une arme dont il peut lui aussi se servir. À 17 ans, il purge sa première peine d'emprisonnement à Saint-Vincent de Paul. Il passera en fait 23 ans de sa vie derrière les barreaux.

Pendant son incarcération dans un pénitencier de la Saskatchewan, un incident vient bouleverser le criminel endurci : sa femme le quitte.

« Elle m'a dit : “René, regarde tes enfants, tu ne les verras plus jamais, et je m'en vais. Je ne peux pas te laisser vivre ta vie ni tes enfants vivre la vie que tu vis. C'est fini.” »

Le coup est dur. Pour la première fois, René Durocher veut changer de vie. Il réussit à garder un comportement exemplaire en prison pendant deux ans, du jamais vu. Sa femme lui donne une nouvelle chance. La Commission des libérations conditionnelles aussi, en décembre 1990.

Deux ans après sa libération, la prison rattrape René Durocher, mais d'une manière inattendue : il retourne « en dedans », mais cette fois pour le compte de la Société John Howard. Il travaille auprès de détenus condamnés à vie. Ses clients lui font confiance parce qu'il a longtemps été un des leurs. Il part aussi en tournée dans les écoles du Manitoba pour raconter sa vie à des jeunes, qu'il espère convaincre de ne pas faire les mêmes erreurs que lui.

Une rencontre entre victimes et meurtriers

Un jour, Wilma Derksen se trouve parmi les gens qui écoutent René Durocher. Celle-ci cherche toujours un sens au drame qui a bouleversé sa vie. René Durocher lui propose de venir en parler à des meurtriers au pénitencier Stony Mountain, à Winnipeg, au Manitoba. Ce qu'elle accepte.

 « J'avais enfin des meurtriers devant moi, et je pouvais leur demander tout ce que je voulais. Les gardiens étaient partis, et j'étais seule. J'étais seule avec ma peur et ces hommes capables de tuer. Je me suis sentie vulnérable, mais profondément respectée. »

« Ils étaient 10, incluant René. La vie m'avait fait ce merveilleux cadeau de mettre devant moi les 10 hommes que j'avais rêvé de tuer. Et ma rage s'est évanouie. J'ai senti que je pouvais fermer cette porte, que cette rage était désormais domptée », poursuit-elle.

Pour Wilma, c'est un point tournant. Elle se sent maintenant prête à aider d'autres victimes. Elle fonde alors l'organisme Victim's Voice pour venir en aide aux survivants de crimes violents.

Lynne L'Heureux, dont le frère a été froidement abattu dans une histoire de drogue en 1995, a accepté à son tour d'aller rencontrer des meurtriers en prison. Tout comme Wilma, Lynne a le sentiment qu'une forme de justice lui a été rendue. Une justice différente de celle des tribunaux, mais infiniment plus satisfaisante. Et cela, sans que celles-ci aient rencontré les deux hommes responsables de la mort de leur proche, mais plutôt des délinquants accusés de crimes semblables.

Guérir de l'inceste

Au printemps 2003, « Johanne » a fait partie d'un premier groupe de victimes d'inceste à tenter une démarche de justice réparatrice au Québec. L'expérience a eu lieu à l'établissement Montée Saint-François, où sont détenus des pères trouvés coupables d'inceste.

Pendant deux mois, quatre hommes agresseurs et quatre femmes victimes se sont rencontrés, chaque semaine.


« Pour moi, la justice réparatrice, c'est un peu l'aboutissement... Des hommes disent : “Oui, je l'ai fait, de tel âge à tel âge, à ma fille, et ce que j'ai fait c'est...” Je trouvais effrayantes les descriptions, au départ, mais c'était important. C'est comme si ça rentrait dans le réel. »

« Quand tu réalises l'impact que tu as eu sur leur vie, c'est désastreux. J'étais l'agresseur. Je l'ai fait. Je n'ai jamais réalisé ça à ce point-là. Jamais. »


Confronter des agresseurs a permis aux quatre femmes de cesser de se sentir victimes et responsables de ce qu'elles ont subi.

Quant aux agresseurs, l'approche réparatrice exige qu'ils reconnaissent leur responsabilité. Un pas important vers la réhabilitation, mais un pas que la majorité des délinquants ne font pas facilement dans les cas de crimes graves.

  Soutenir davantage les victimes  

Une justice qui réhabilite permet d'alléger le système et d'en réduire les coûts. Pas étonnant que des initiatives voient le jour dans toutes les provinces canadiennes, sous l'œil approbateur du service correctionnel. Le danger, c'est qu'on les réduise à cet outil de réhabilitation, qu'on oublie encore une fois les victimes, leur besoin de réparation et le risque qu'elles courent d'être « revictimisées » par l'expérience.

Wilma Derksen et René Durocher sont devenus une référence au pays en matière de justice réparatrice. Ils tentent de convaincre les gouvernements provincial et fédéral de financer un projet pilote et veulent unir leurs ressources pour mieux encadrer et soutenir les victimes qui tentent une démarche réparatrice.

Le face-à-face détenus-victimes n'est pas une panacée. Mais ces scènes d'adieu entre les participants permettent de croire que c'est un modèle qui vaut la peine d'être développé davantage pour aider des victimes à réparer ce qui semble parfois irréparable. 

  • http://www.radio-canada.ca
  • Journaliste : Sylvie Fournier
    Réalisateur : Pier Gagné