C'est des jours et des jours après l'inceste que je me décide enfin à mettre mes dix petits doigts en mouvement pour mettre des mots sur des maux devenus trop lourds à porter. Nombreux d'entre vous ont été touchés de près ou de loin par l'inceste, je fais part ici de mon expérience. Tout a commencé quand j'avais 8 ans, je dormais avec mon grand-demi frère pendant tout l'été, nous avions l'habitude de partir en camping à la montagne avec mes parents, nous partagions une tente et nous étions (peut-être trop) complices.
Demi frère qui -ironie du sort- avait 5 ans d'écart jour pour jour avec moi. On s'entendait bien, il était le grand, il était mon idole et je lui faisais une confiance aveugle. Il m'emmenait regarder les étoiles la nuit, et on allait dans notre tente, frigorifiés, pour se réchauffer il commençait par me prendre dans ses bras puis peu à peu il venait poser ses mains sur mon corps d'enfant. Le "jeu" a duré pendant plusieurs années. Trop, peut-être. Je me souviens de ses mots, il me répétait chaque soir que c'était bien, qu'on était très proches, qu'il ne pouvait être aussi bien avec personne d'autre, que c'était notre "secret" et qu'il ne fallait en parler à personne, qu'il me faisait confiance.
Et moi, petite fille encore inscousciante, j'y croyais. Ce n'est qu'à partir de mes 15/16 ans que j'ai commencé à prendre conscience de ses actes, je me souviens de ce soir où comme à son habitude il était venu se glisser sous ma couette, il m'avait chuchoté un "si t'avais pas été ma soeur, j'aurais voulu sortir avec toi". Je n'oublierai jamais ses mains froides sur ma peau, nos corps qui se rapprochaient dangereusement jusqu'à ne faire qu'un. J'étais prisionnière. Prisonnière du silence.
Doucement, je suis tombée dans les griffes de l'anorexie, je ne mangeais pour ainsi dire plus, les kilogrammes s'envolaient jours après jours sans que je ne sache metrte un point final à l'envolée. On s'inquiétait, je ne tenais plus debout, mais moi j'étais invincible. Je contrôlais le corps qu'il m'avait volé. Il fallait effacer les traces de ces années d'enfer. A ceux qui diront que l'anorexie, c'est un régime qui est allé trop loin juste parce qu'on a voulu être comme les tops models, je répondrai que l'anorexie, ce n'est pas maigrir pour être belle, mais maigrir pour disparaître. Que l'anorexie, ce n'est pas vouloir peser soixante, cinquante ou quarante kilogrammes, c'est vouloir voir le chiffre 0 sur l'écran de la sacrosainte balance. Très vite est tombé le "si tu ne manges pas, on t'hospitalise". J'ai mangé leurs assiettes. Je me suis fait vomir en cachette. Ce petit cirque m'amusait. Et l'euphorie retombait. Et je recommençait. J'étais devenue une machine à manger/vomir.
Des psychiatres, des médecins, des nutrionnistes, des diplômés, j'en ai vu. Des mots, des larmes, des cris, j'en ai versé. C'est cinq ans de troubles alimentaires et deux tentatives de suicide plus tard, que j'ai enfin réussi à parler de ce qu'il m'avait fait subir pendant près de 10 ans ! J'en parlais à un ami très proche, non sans douleur, mais j'étais encore ancrée dans le déni, je ne parlais pas de mon frère mais du "Petit Prince", je me suis pendant longtemps sentie coupable de ses actes, il n'y étais à mes yeux pour rien, j'aurais du trouver la force de lui dire non et de me battre contre lui. Je n'avais pas été assez forte et j'étais punie à juste titre. En écrivant ces mots, je me rends compte que j'étais à des années lumières de la réalité, mais littéralement aveuglée par l'horreur de l'inceste.
La psychiatre qui me suivait a été mise au courant peu de temps après et a contacté le procureur de la République. Ce dernier a fini par me convoquer (plus de six très longs mois après le signalement) pour faire une déposition à la Brigade des mineurs. Complètement braquée au départ, j'ai finalement accepté d'y aller, à condition de ne pas porter plainte mais juste de faire une "main courante". J'ai été reçue par un homme vraiment génial, il m'ont demandé de raconter les faits dans les moindre détails, devant une caméra et un micro (j'ai eu la chance d'être auditionnée dans son bureau, beaucoup moins traumatisant que les salles d'audition habituelles suite à un problème informatique, je n'oublierai jamais cette affiche au mur où il était écrit "c'est pas l'armure qui fait le héros, c'est l'homme qui est à l'intérieur").
J'ai été contactée récemment par le lieutenant, il voulait organiser une confrontation avec mon demi-frère, j'ai réfusé, incapable de m'imaginer en face de lui une fois encore ! L'affaire semble faire du sur-place, il doit contacter le procureur pour décider des suites. Je vais beaucoup mieux depuis, mais je reste comme marquée au fer rouge par les années inceste. Souffrir passe, avoir souffert ne passe pas. Les mots d'Isabelle Aubry sont pleins de justesse : « Je dis toujours qu'on ne guérit pas de l'inceste, mais qu'on se rétablit, chacun à sa manière, chacun avec sa béquille ou sa jambe de bois, et une médaille d'or autour du cou. »