Au delà du fait qu’il est presque impossible de mettre les mots sur ce qui m’est arrivé, en faisant de l’inceste un tabou, la société condamne inévitablement les victimes à un silence forcé. Il m’a fallu 20 ans avant de me rappeler. Et encore aujourd’hui, mon cerveau me protège et m’empêche d’accéder aux terribles images du passé. Le processus est long. Comment accepter une vérité que l’on a occulté de sa mémoire pendant des années? La réponse se trouve dans la dissociation traumatique. Le crime est si violent que notre cerveau d’enfant n’a d’autre choix que de se déconnecter de notre corps pour que l’on puisse supporter la douleur et les violences répétées.
Quand on est enfant, on ne connait rien au sujet de la sexualité. On cherche le regard des adultes et c’est un comportement naturel. C’est ainsi que la petite fille est fière de porter sa robe de princesse tout en cherchant à attirer le regard de son père ou de son grand-père. « Regarde comme je suis belle ». Ces mots sont l’expression même de l’innocence associée à l’enfance. Le rôle des adultes est de répondre à cette recherche d’attention mais d’apprendre à son enfants les limites. « Non ma chérie, tu ne pourras pas épouser ton papa quand tu seras plus grande ». Mais il arrive que des adultes répondent autrement. Ils dépassent les limites et portent la responsabilité de leur crime sur l’enfant. Les agresseurs utilisent toujours les mêmes formes de menaces, des phrases qui continuent d’atteindre les victimes des années après : « C’est toi qui l’a cherché, si tu en parles tes parents vont mourir ». On intègre alors ces paroles comme des vérités absolues et on apprend à se détester, à porter la responsabilité et la honte qui l’accompagne jusqu’à l’autodestruction.
C’est ainsi que j’ai passé 15 ans de ma vie à me torturer pour quelque chose que je n’avais pas choisi. Il y avait des signes évidents mais personne ne les a vu, ou du moins personne n’a voulu les voir. Des connaissances précoces sur la sexualité, des jeux inadaptés, des comportements violents et provocateurs… Tout cela dans le but d’attirer l’attention et de faire comprendre l’horreur d’un crime qui nous dépasse.
Pour moi, tout a commencé en primaire. J’ai très peu de souvenirs de mon enfance. Il vaut mieux que ça reste ainsi. N’ayant trouvé aucune aide autour de moi je me suis réfugiée dans un autre monde. L’école. Je passais tout mon temps enfermée dans ma chambre à étudier car c’était le seul moment où je me sentais en sécurité. Je travaillais sans cesse et je ne jouais à aucun jeu d’enfant. Parce que je n’étais déjà plus une enfant. Il m’avait volé mon innocence. L’adolescence a été terrible. Je voulais disparaître. J’avais l’impression de vivre dans un corps qui ne m’appartenais pas, qui n’était pas le mien. Mon corps me dégoutait. Je mangeais pour grossir et créer un corps à l’image de celui que j’avais en tête. Je passais des heures devant mon miroir à me répéter que j’étais laide, obèse, que personne ne m’aimerait jamais. J’avais une peur inexpliquée de la sexualité et pourtant je ne pouvais m’empêcher d’adopter des comportements séducteurs avec les hommes plus âgés. Je paniquais quand je me retrouvais seule avec un homme en voiture. Je me suis punie pendant des années. Je passais mes étés enfermée dans le noir dans ma chambre considérant que je ne méritais pas d’avoir une place dans ce monde. Je voulais mourir et je voyais tout en noir. J’étais fascinée par la mort. Mes parents n’ont rien vu. Ils voyaient une crise d’adolescence qui s’éternisait et ils ont décidé de rejeter la faute sur moi jusqu’à me persuader que j’étais bipolaire ou schizophrène. Je devais donc être soignée et ce malgré l’avis des psychiatres qui ont assuré que je n’étais pas malade. Il n’y rien de pire que de souffrir sans comprendre la cause de sa douleur. On se sent constamment vulnérable et on a l’impression de sombrer progressivement dans la folie. Et un jour tout est revenu. Cela s’est fait par étapes. Ma mère est morte d’une maladie qui ne lui a laissé aucune chance. Un jour, son amie a décidé de parler et de révéler un terrible secret afin de nous protéger moi et mes soeurs. Son père avait abusé d’elle dans son enfance. Tout est devenu clair. Il l’avait détruite et cela expliquait la dépression et les comportements violents de ma mère. En clair, il l’avait tuée.
Après le dégoût est venue la colère. Comment avait-elle pu garder ce secret ? Le laisser nous approcher. J’ai réouvert ma boite à souvenirs avec toutes les photos et mes cartes d’anniversaire. Je ne pouvais que constater que toute ma vie n’étais qu’un mensonge. Je ne savais plus qui j’étais. Encore une fois je voulais mourir. Il ne reste alors que des questions sans réponses. Et ces questions finissent par vous dévorer de l’intérieur. Il était là tous les week-ends, il nous gardait le matin, il nous emmenait en vacances. J’ai eu la chance d’être accompagnée par une psychologue qui m’a guidée dans chaque étape du processus de reconstruction. La thérapie m’a détruite car 20 ans après j’ai retrouvé mes souvenirs et j’ai dû faire face à la pire vérité qui soit. J’étais moi aussi une victime. J’ai sombré dans la dépression. J’ai tenté de coupé les ponts avec mes grands-parents mais mon agresseur m’a laissé des messages de menace comme quand j’était petite. Je suis restée tétanisée pendant 3 heures à pleurer sur mon lit. Comme si l’enfant impuissante refaisait surface des années après sans que l’adulte ne puisse intervenir. J’ai alors compris la puissance de ce monstre. Sa voix était encore capable de me contrôler des années après. Il a fait de même avec ma mère, jusqu’à son dernier souffle. Agonisante, elle a tenté de se confier à mon père, 30 ans après. Puis il est entré dans sa chambre d’hôpital, lui a lancé un regard menaçant et elle s’est tue à jamais. Il a tué ma mère et j’ai décidé qu’il ne ferait pas la même chose avec moi. Je lutte chaque jour contre ces démons intérieurs qui me poussent à me détruire. Quand on est au plus bas, il est tellement plus simple de choisir les ténèbres plutôt que la lumière. Les médicaments, l’alcool et les drogues semblent une solution inespérée car ils maintiennent pendant un temps cet état de dissociation qui nous permet de survivre.
Mais survivre n’est pas suffisant. Aujourd’hui je veux vivre. J’ai décidé de parler. Je me suis confiée à mes amis puis à mon père. Mais il a maintenu son comportement de lâche en niant la réalité. Son déni m’a infligée une douleur terrible. Je comprends que pour renaitre il faut que je fasse le deuil des complices indirects qui ont volé mon enfance. Ils ont pris mon enfance mais pas ma vie. Aujourd’hui, je suis vivante et je me bats. Avoir parlé m’a libérée et m’a probablement sauvée la vie. Je n’intenterai pas de poursuites contre lui car le système continue de protéger les agresseurs. On reconnait aujourd’hui la dissociation et la mémoire traumatique. Mais cela reste insuffisant. On remet en doute la parole des victimes qui portent plainte des années après ce qui ne permet pas de « corroborer les faits avec des preuves ou des témoins ». On ne mesure pas la difficulté pour les victimes de témoigner en face de leur bourreau. Dans mon cas c’est impossible. Je sais que dès que je croiserai son regard à la barre je redeviendrai la petite fille terrorisée du passé, incapable de bouger, incapable de parler. Bloquée dans une autre réalité. Je refuse de m’infliger une épreuve qui finirait sûrement par me détruire définitivement. J’ai ouvert les yeux, je me suis libérée de son emprise. Il ne peut plus m’atteindre. La justice n’est pas de mon côté mais je sais qu’il finira ses jours seuls à ressasser le passé.
Il faut que la société change, qu’elle détruise les schémas qui maintiennent le tabou et le silence sur ces crimes atroces. Car le viol et l’inceste demeure une forme de meurtre. Aujourd’hui, je prends le temps de parler à la petite fille terrorisée dans sa chambre. Je lui tend la main et lui répète que ça va aller. Le silence est aussi destructeur que la parole est libératrice. Le viol ne définit pas qui nous sommes. Nous avons été des victimes mais nous avons le pouvoir de reprendre le dessus. Si cela peut prendre des années et que le chemin est terriblement douloureux, la récompense à la clé n’a pas de prix. Cette récompense c’est la vie.