Nous sommes en 1985. Ou peut-être en 1986. J’ai treize ans. Ou peut-être quatorze. Un samedi de septembre, quelques jours après la rentrée. Branle-bas de la tuée du cochon. La ferme est à la ruche ce que nous sommes aux abeilles. Le tueur, les voisins, personne ne manque à l’appel. Chacun vaque à la tâche qui lui a été confiée. Je mets également la main à la pâte. Je prépare les boyaux pour les saucisses, broie la viande de la terrine, tourne les rilles. Joël est là lui aussi, à mon grand désarroi. Au fil des années, sa présence m’est devenue insupportable. Il me répugne. Je l’abhorre.
Aucun mot ne peut exprimer avec justesse l’aversion que je lui porte. Dans mon esprit adolescent, il est l’être le plus vil, le plus abject au monde. Quand d’autres adorent leur grand frère, l’admirent, je hais le mien, le méprise. Mon frère, mon incestueur, je vous ai en horreur. Mon frère mon incestueur, votre seule évocation suffit à mon malheur. Et ce jour-là, en présence de tous les participants à la tuée du cochon, au beau milieu de la maisonnée joyeuse et enivrée après une longue journée de labeur, vous faites le beau une fois de plus, vous vous pavanez tel le coq de la ferme, tous ergots dehors, la crête bien droite, le plumage frétillant. De quel beau discours allez-vous encore nous abreuver en cette belle soirée d’automne, vous le fils prodige de la famille ? Non pas que vous excelliez dans vos études. Bien au contraire. Vous étiez un élève médiocre mais vous avez choisi la voie royale aux yeux de la figure paternelle, celle du travail manuel.
La journée touche à sa fin. Les rilles terminent de cuire dans la marmite en fonte de la cave, exhalant d’alléchants effluves jusque dans la cuisine. Sur la toile cirée, un plat gavé de boudin noir, un autre repu de saucisses luisantes, une terrine recouverte de quelques feuilles de laurier, la carafe Luminarc remplie d’eau du robinet, un gros pain posé à même la nappe en plastique usé. Une bouteille de Guignolet presque pleine. Deux bouteilles de cidre brut débouchées. Un petit cubi de rouge. Car il faut sustenter, requinquer tous ces braves gens venus nous prêter main forte. Joël est assis en bout de table. Entre nous sa petite amie Nathalie. Elle deviendra sa femme par la suite. Elle est jolie. Que peut-elle bien trouver à mon pourceau de frère ? Les années auront raison de sa joliesse. Tous deux finiront par se ressembler. Deux masses informes et repoussantes.
Tout le monde est joyeux autour de la table. Sauf moi. J’ai treize ans - ou peut-être quatorze - et déjà je suis lasse. J’ai l’impression d’avoir cent ans. Cent mornes années. Tout me semble fade. Bien sûr, je ne laisse rien paraître de ma tristesse, de mon malaise. J’écoute en silence. Je n’attends rien et pourtant j’attends. Que puis-je bien attendre ? Ma vie n’est qu’une longue suite d’heures insipides. Je me fane, je dépéris. Je ne vis que dans ce monde imaginaire que je me suis inventé. Celui dans lequel je m’évade de plus en plus souvent au risque de me perdre. Je suis là mais je suis ailleurs. Il n’y a que lorsque Joël parle que je reviens à la réalité. Je suis à l’affût de ses paroles. Chaque mot s’échappant de sa bouche putride me fait mal et pourtant il me faut l’écouter. J’ai besoin de m’abreuver de ses mots pour mieux le détester. Seule la détestation peut me sauver. Seul le mépris que je lui porte peut me maintenir en vie. Et lui de pérorer, de cancaner, de jacasser. Nullement gêné par mon mutisme parlant, nullement blessé par les flèches vénéneuses que mes yeux dégomment.
Je me fais vaudou. Je plante avec application de longues aiguilles finement aiguisées par ma haine silencieuse dans sa poupée de chiffon. Cheveux gras coupés court, d’un brun terne et sale. Visage bouffi et rougeaud, parsemé ça et là de boutons pustuleux. Yeux globuleux, regard mauvais. Moustache drue, abjecte. Bouche charnue, rouge pervers. Dents jaunies. Buste ventru. Bras velus. Cuisses poilues. Sa poupée est monstrueuse. J’assène des incantations mortelles. J’éructe un râle vengeur. Tout n’est que désordre, vacarme, capharnaüm dans ma tête. Je voudrais hurler ma rage, ma douleur, mon dégoût, j’en suis incapable. Mon pourceau de frère n’a pas à s’inquiéter, j’ai perdu l’usage de la parole. Un bâillon invisible m’enjoint de me taire. Je ne piperai mot de son ignominie.
Sa moustache, il en parle justement à présent. Je dresse l’oreille. Un éloge pileux. Un long monologue sur ces quelques poils ridicules surplombant sa bouche fallacieuse. Un soliloque barbant sur cette pilosité qu’il nous impose comme pour mieux nous prouver sa virilité. Ignore-t-il donc que certaines femmes sont également pourvues de cet attribut ? Ainsi donc, il y a quelques jours, il a rencontré par hasard un magnétiseur lui ayant affirmé qu’il portait la moustache car il avait quelque chose à cacher. Et lui de s’esclaffer. Je n’ai absolument rien à cacher ! Encore un charlatan ! Et de le répéter encore et encore. Espèce de menteur ! Evidemment que tu as quelque chose à cacher ! Espèce de pourriture, tu violes impunément ta petite sœur depuis des années ! Je ne dis rien. Ces mots, j’ai été la seule à les entendre. J’ai hurlé à l’imposteur en silence. Seul mon regard cherchant le sien est parlant.