Lettre à mon...
Lettre à mon grand-père - chapitre 1
Papi,
J'aurais voulu t'écrire bien plus tôt.
Avant que tu nous quittes, je n'en aurais pas été capable. Mais avant que mamie ne parte, j'aurais pu. Elle t'aurait peut-être transmis ma lettre aujourd'hui.
Je suis retournée voir la maison -ta maison- celle dont tu étais si fier. Tout m'a semblé plus petit que dans mon souvenir, même le jardin que je voyais si profond. La grande balançoire a disparu, celle où tu me poussais si haut qu'arrivée à l'horizontale, la corde se pliait et je perdais l'équilibre. Celle où tu me disais aussi de relever ma jupe pour qu'on voit ma culotte. C'est un potager assez mal arrangé qui a pris sa place. Fini le temps des pieds alignés de tomates cerises que j'allais piller avant chaque déjeuner.
Avant de la retrouver, j'ai dû m'arrêter chez ton frère et ta belle-sœur. Ils ne m'ont pas reconnue. Après deux coupes de champagne, ils m'ont expliqué qu'un couple de Roumains s'était installé en début d'année avec leurs deux enfants. D'où le portail et le béton qui m'ont empêchée d'apercevoir les grandes marches de l'entrée.
Roland et Jeannine n'ont dit que du bien de toi. Nous avons parlé de ta mort subite et douce à la fois et de ta façon de te faire toujours avoir sur les voitures et les maisons.
Lorsque je me suis présentée au portail, dix bonnes minutes se sont écoulées avant qu'un homme d'une trentaine d'année, torse nu au ventre bedonnant, vienne ouvrir. Il m'a fait faire le tour de la propriété jusqu'au fond, là où les barbelés séparent le champ de la rigole des habitations. Les hortensias qui longeaient le flanc droit de la maison sont toujours aussi denses. Petite, j'ai toujours pensé que c'était les fleurs de la mort. Je les ai d'ailleurs confondus avec des bégonias.
Je n'ai pas demandé à entrer à l'intérieur. Roland m'avait dit que les sols avaient été refaits. Je me suis dit que le canapé aussi avait dû être remplacé. Quant à revoir la cuisine je n'y tenais pas tellement.
J'essaie de me souvenir quand c'était pour la première fois. Quand cela a commencé. Les images ne reviennent que par bribes. J'aimerai tant t'avoir en face de moi pour que tu m'expliques ce que tu attendais de moi et de ces moments de soumission que tu m'imposais subtilement après chaque repas. Qu'est-ce que cela pouvait bien t'apporter ?
J'ai associé un nombre incalculable de détails et de sensations à ces moments de mal être. La texture satinée du canapé gris à pois blanc, la douceur des accoudoirs en acajou vernis, les ronflements de mamie au fond de la pièce, ton souffle lent et calme, mon dégoût quand tu posais ta langue sur tes lèvres, la perversité dans ton regard, la peur de te dire non lorsque tu tapotais l'assise du canapé pour que je m'y allonge dans la position habituelle, et, les feux de l'amour. Encore aujourd'hui, je ne peux pas m'empêcher de zapper de façon effrénée lorsque j'ai le malheur de tomber sur ce programme.
Que se passait-il après ? Aucun moyen de m'en rappeler. Est-ce que mamie se réveillait et t'interrompait ? Partais-tu au jardin ? Je ne retrouve pas ni le pourquoi ni le moment de la coupure. La seule chose qui me revient, c'est qu'à la fin des feux de l'amour, cela s'arrêtait et la vie reprenait un cours normal.
Lorsqu'on t'a enterré à T., j'avais dix-sept ans. J'ai beaucoup pleuré. J'avais partagé mon secret avec ma mère. Je savais qu'elle en avait parlé à mamie. Pourtant rien ne s'était jamais passé. Tu es parti dignement, je n'ai pas porté atteinte à ta mémoire. C'est d'ailleurs à cause de ce lourd poids que j'avais dans le cœur et qui me tordait le ventre que j'ai versé tant de larmes. Ta fille, ma mère, n'avait pas voulu venir. Même si elle était en Martinique à ce moment-là, on ne perd son père qu'une fois. Je me suis doutée que tu n'avais pas dû être si cher à son cœur. Quoiqu'il en fût, elle n'était pas là pour moi et j'avais l'impression d'être noyée dans un océan de solitude et de noirceur. Personne n'avait dit que ce qui s'était passé était mal et avec le temps, plus j'en ai reparlé, plus on m'a demandé de me taire. Sous prétexte que c'était le passé, que je ne faisais que ressasser, que me plaindre. Que le monde entier rencontrait bien d'autres soucis que mes pacotilles d'enfant.
Je voyais bien dans les yeux et le faciès de ma grand-mère et de ma mère réunies lors de nos rendez-vous annuels que le sujet ne mettait pas très à l'aise. Mais tout cela devait appartenir aux limbes enfouies. J'étais une non-résiliente à vouloir revenir sur le sujet, en quête de rédemption seule contre tous.
Jusqu'à ton œdème pulmonaire, j'ai toujours pensé qu'un jour la vérité éclaterait. Que lors de l'un de ses nombreux repas de famille tu te confondrais en excuses face à une enfant en pleurs qui n'avait rien compris à ce qu'elle avait vécu, bien ou mal fait. Que mamie devrait faire face à sa lâcheté et que ma mère, pour une fois me protégerait et me soutiendrait. Ce moment entre la poire et le dessert n'est jamais arrivé. Tu es parti sereinement, dans ton sommeil.
Que penserais-tu de moi si tu me voyais aujourd'hui ? J'ai toujours cherché à te plaire, à te démontrer que j'étais la meilleure, que je pouvais réussir, que je surpasserai les ambitions que tu avais pour moi. Tu me disais toujours que si j'étais grosse, je serai une ratée. Pourtant tu me le disais en me resservant à chaque fin de repas. Tu devais tester ma résistance à la gourmandise. Avec le recul, je trouve la démarche malsaine et vicieuse.
Chez toi, tout passait par l'argent, il fallait toujours en avoir plus, c'était l'indice de réussite. Tu as tout fait pour garder les femmes de ta vie sous ton joug au travers de ça. Je me demanderai toujours si tu as fait exprès de continuer de donner de l'argent à ma mère pour l'obliger à être dépendante de toi ou si c'est parce qu'elle était par nature incapable de gérer un budget. Selon moi ce genre de choses s'apprend et doit faire partie d'une éducation. Est-il vrai que tu l'as empêché de se marier comme elle le serine tant ? J'ai tellement de questions en suspens. Tu étais ma référence paternelle. Alors comment t'imaginer tel un père fondamentalement manipulateur, pédophile et pervers ? J'avais besoin de croire qu'il y avait une part de bon en toi. Peut-être que de ton ponton tu te dis qu'heureusement que tu étais là, que tu étais le sauveur ou l'homme fort de la famille sans lequel notre bateau aurait chaviré.
Et si mon père génétique s'était finalement séparé de sa famille, aurais-tu accepté qu'il devienne le mien ? Allez savoir.
A trente-trois ans, je suis devenue une belle femme blonde, d'allure sportive, cadre supérieure avec un salaire que beaucoup de Parisiens pourraient envier. Une partie de moi me dit que je te dois cette forme de réussite. Une autre partie de moi me dit que si j'avais eu un père attentionné et bienveillant, j'en aurais pas bavé autant. J'ai tant cherché à cerner le bien du mal, à respecter et à créer mes propres valeurs. La bienveillance envers moi-même est encore une quête de chaque instant.
Tu sais papi, quand on ne croit pas qu'on a le droit de vivre, que personne ne nous a donné envie de nous aimer nous-mêmes, la vie, on la vomit par tous les pores.
Ce que tu me faisais dans ce canapé et au travers de chacun de tes regards ou des films pornos que tu nous montrais à Elodie et à moi, était-ce de l'affection ? Un amour trop profond peut-être ? Y repenser me dégoûte. Forcément je me dégoûte aussi. Même après quatre ans d'analyse je trouve toujours ça dégueulasse.
La lumière se couche doucement dans les collines de V. Le soleil a rentré ses ailes. Qu'est-ce que j'aimerai te voir ici, assis face à moi pour te dire à quel point je suis triste. Pour te dire à quel point j'aurai voulu connaître une autre enfance que celle dont tu as fait partie.
La route est longue et pourtant je ne sais toujours pas si je dois te pardonner.
Je me demande ce que tu as pu penser quand j'ai refusé pour la première et dernière fois de venir dans le canapé. Je ne me souviens pas de ce que tu as dit. En même temps, on ne parlait jamais. Il ne fallait pas réveiller mamie. As-tu haussé les épaules en faisant mine que tu t'en fichais, que c'était "pour moi" que tu faisais cela ? Je ne me rappelle pas. Je me suis assise sur le fauteuil en face et nous avons regardé les feux de l'amour, comme d'habitude. Sauf que depuis ce jour, tu ne m’a plus touché. Tu as bien réessayé, une main baladeuse par ci par là, des blocages de porte dans la buanderie, mais j'ai toujours réussi à m'enfuir. Qu'est-ce que tu as pu me mettre mal à l'aise. J'avais la sensation d'être une poupée qu'on manie à l'endroit, à l'envers sans droit à une quelconque intimité. A moi, on ne respectait ni les seins ni le sexe. Même ton fils a suivi ton exemple un jour en "testant" la taille de ma poitrine déjà bien formée. Pour lui c'était un simple "ça pousse", pour moi c'était "ça y est, je suis ce que tu as fait de moi", une chose. Condamnée à se taire. Tu m'étonnes que je tapais le boulot du jardin avec mes tibias. Il fallait que je me sente exister, seule la douleur me permettait d'y parvenir.
Tout cela n'était que le début. Le vide s'est amplifié au fil du temps. Si tu avais su ce que je raconte ici, aurais-tu fait ce que tu as fait ? Pourquoi ne m'avez-vous pas emmenée en vacances avec mamie ? Vous en aviez encore l'énergie et les moyens. On aurait pu visiter des beaux coins de France à bord de cette Rover que tu chérissais tant. Ne te méprends pas, je ne regrette ni les crêpes, ni les escargots qui bavent, ni l'écossage des haricots, ni nos balades à vélo. Mais je me dis qu'on aurait pu partager des choses en famille vu que vous étiez devenus la mienne.
Quand je repense aux repas ensemble avec tes deux enfants et ma cousine, je me dis que finalement tu n'as jamais eu peur que je parle. Tu continuais tes perversités dans tes regards et dans tes gestes subtilement déplacés. Etait-ce parce que tu tenais mamie et ma mère par leur dépendance à ton porte-monnaie ? Etait-ce parce que mamie t'en avait parlé en ayant consigné ma mère de ne jamais rien révéler ? Pouvais-tu te douter que même après vos deux morts, toi et mamie, ma mère ne veuille toujours pas en entendre parler, alors même que ton fils, sa femme et ma cousine le savent ?
Ton pouvoir semble s'être étendu bien au-delà de ce que tu imaginais. Parfois j'ai l'impression que ma mère a peur de ce passé, peur de la noirceur, comme d'un fantôme qui pourrait s'emparer d'elle.
Peut-être était-ce déjà ce fantôme ou cette âme sombre qui s'est emparée d'elle lorsqu'elle est partie à A. Je nous revois assis tous les trois à la table de la cuisine, attendant de ses nouvelles. Je ne me souviens plus depuis combien de temps nous n'avions plus eu de signes, deux, trois jours ? J'étais petite, mais de là où tu es, je suis sûre que tu t'en rappelles.
Puis ce télégramme est arrivé. Telle une bombe atomique. Le téléphone a sonné. Il fallait composer un numéro spécial en tournant la roulette après avoir mis le doigt dans le bon numéro. A chaque fois que je vois ce modèle de téléphone chez un antiquaire, je repense à cette scène.
Ce jour-là, sur ce carrelage blanc nacré froid, tu m'as dit que ma mère ne reviendrait pas. Tu savais qu'elle n'était pas morte. Tu savais qu'il y avait un espoir. C'était vraiment pas sympa d'avoir fait ça. J'ai couru le long de ces dalles glacées et glissantes et je me suis réfugiée dans le jardin. L'idée de passer chaque jour prochain qui m'attendait avec mamie et toi m'a donné l'envie de ne plus exister.
Puis tu es parti, tu l'as ramené. Vous l'avez couchée. Elle a dormi. Longtemps. A moi on n'a rien dit. Les choses ont repris leur cours normal.
Je n'attendais qu'une seule chose c'est qu'Elodie me rejoigne. Parce que quand elle était là tu ne me touchais plus. Au pire, tu nous faisais nous déshabiller soit-disant pour qu'on se déguise en princesse dans des vieux rideaux blancs-ocre transparents puis tu nous faisais regarder des vieux pornos salaces avec des vieux, des cannes, et des blondinettes. Mais au moins, l'épisode des feux de l'amour n'avait pas lieu. Puis je pouvais profiter de mon enfance avec ma cousine et nos petites bêtises dans le grenier sur les mini-tracteurs.
Comment est-ce là où tu es aujourd'hui ? Je ne crois pas en Dieu, ou en tout cas à ce qu'en disent les religions. Mais je me demande quand même si nos esprits ne continuent pas à vivre quelque part. Enfer ou paradis, je ne te vois dans aucun des deux. J'imagine ton âme voguer sur une pirogue, seule au milieu de ronces et d'orties. J'en viens à me demander si de ton vivant, tu as été heureux. Comment peut-on être heureux en faisant autant de mal autour de soi ? Si j'écoute ma mère, tu es le diable incarné. Quant à mamie, elle t'a haï jusqu'à ta mort puis elle t'a vénéré. Je me dis surtout qu'elle ne s'est pas beaucoup elle-même aimée. C'est là toute la complexité de ton personnage. Ton ambition, ta force de travail et ta générosité, même si je la considère aujourd'hui galvaudée, faisaient de toi un homme admiré et indispensable à la famille. Pourtant tu aurais pu être tout cela et être doux, empathique et respectueux.
Sais-tu pourquoi je n'ai jamais pu parler de ma peine à mamie et à ma mère ? Parce qu'à chaque fois, leurs douleurs étaient plus grandes que les miennes. Finalement avec mes souvenirs d'enfant je leur rappelais des mauvaises pensées. Mamie, c'était parce que tu l'avais trompée avec sa sœur avant votre mariage. Maman, parce que tu l'avais empêchée de se marier avec un arabe. Je me demanderai toujours su tu lui as fait la même chose qu'à moi, ou pire peut-être.
Je fais une pause pour te raconter des bribes de ce V. qui gît devant moi depuis hier soir. La cime de ces montagnes est irrégulière. Les falaises sont totalement verticales. La roche y est claire et la flore fournie. Toute la partie qui descend sur le vallon est recouverte d'arbres, de conifères je pense. J'aurais aimé que tu m'enseignes les arbres, leurs fruits, leurs saisons. Tu ne partageais pas beaucoup ton savoir quand j'y repense. Tu me faisais faire du calcul mental à vélo pour voir si je pouvais aller plus vite que toi mais nous n'avons jamais ouvert ensemble les encyclopédies que tu achetais au Rider Digest.
Je me suis baignée nue dans la piscine ce matin. Heureusement que tu hantes plus mon esprit sinon je crois que l'idée que tu puisses me regarder m'aurait glacée, en dépit des trente-deux degrés que nous avons aujourd'hui. Mais peut-être que j'ai envie de voir les choses différemment maintenant. Je t'imagine dans une cage, emprisonné par les méandres de tes doutes, coincé dans une sorte de labyrinthe dans lequel tu te serais enfoncé au fil des années et dont la mort ne t'aurait pas libéré.
Je pense que je vais bientôt terminer mon pamphlet. D'une certaine façon le passé est ce qu'il est, c'est à dire limité à quelques images et cauchemars. Je te revois les cheveux roux puis blancs, les yeux toujours aussi bleus. Tu étais grand, plutôt fin et tellement gonflé d'orgueil que tu ne pouvais t'empêcher de raconter des anecdotes toutes plus folles les unes que les autres. Tu en étais à chaque fois le héros bien sûr. Comme celle où tu roulais tes cigarettes à plus de deux cents kilomètres heure en voiture. On s'est tous toujours demandé la part de vrai et de farfelu dans tes histoires.
Si tu étais en face de moi, là maintenant, que se passerait-il ?
Je te regarderai. Longtemps. Dans le silence. J'explorerai chaque trait de ton visage. Je ne te montrerai pas ma peine, celle de m'être sentie souillée, sale, grosse, incapable et surtout seule. La solitude du secret et du manque d'affection de ma mère ont fait de moi une adolescente rebelle à la carapace épaisse. J'ai mis longtemps à aimer vraiment, à faire confiance au point d'avoir peur de perdre ce qu'il nous est le plus cher. La vie.
J'ai mis encore plus de temps à accepter que je n'étais pas parfaite, car la perfection ou sa quête, c'était ce qui me permettait d'exister. C'était la justification de ma présence dans notre société. J'ai lutté dans les hôpitaux et les cliniques pour comprendre qui j'étais vraiment. J'ai cherché en vain un père pour te remplacer et transformer cette image de l'homme que je ne comprenais pas. Puis petit à petit, tout doucement et s'en m'en rendre compte j'ai laissé tomber. J'ai commencé à avoir mal, à ressentir la tristesse, celle de la honte, celle du désarroi, celle de la solitude. Des personnes m'ont ouvert leurs cœurs et j'ai compris ce que c'était d'ouvrir le mien. Cela m'a fait mal et j'ai dû dépasser mes peurs mais c'est le prix de l'authenticité et de la beauté. La beauté, c'est le méandre des émotions. Plus on les connait, mieux on les apprivoise et plus on peut profiter avec calme de chaque instant qui les remplit en dépassant la frustration.
Oui, finalement, je crois que si j'avais l’opportunité de t'avoir en face de moi, je te parlerai pas, je garderai mes questions pour moi car aucune de tes réponses ne pourront changer ce long chemin vers l’estime que j’ai dû construire de moi.
Nous resterions assis l'un en face de l'autre et puis peut-être qu'à un moment tu me demanderais ce que tu dois faire.
Alors, je regarderai vers la vallée au pied du V., là où se fige un très beau lac. Et je te ferai signe de partir.
Le pardon n'a pas de mots et il ne se programme pas. Il se fait souvent attendre. Parfois on pense qu'il est déjà en nous mais subrepticement nos réactions nous prouvent que c'est une fiction.
Ce jour-là, le jour où tu viendras taper à ma porte, sois sûr que je ne te rejetterai pas, je ne maudirai pas, je ne te serai pas non plus indifférente.
Je te demanderai simplement et doucement, de t'en aller.
A.
Merci pour ce témoignage plein de sincérité.