Au printemps 2020, j'ai commencé à avoir des attaques de panique inexpliquée, seulement quand j'étais à mon domicile. Au départ je n'ai pas compris,
puis je me suis rendue compte qu'elles étaient apparues après qu'une partie de ma famille (oncle et tante) aient pris contact avec moi pour me parler de mes parents, avec qui j'avais coupé les ponts un an auparavant. A partir de ce moment, des symptômes d'hypervigilance que j'avais quand j'étais enfant ont ressurgi; De plus en plus de souvenirs me sont revenus en mémoire - dont certains que je n'avais pourtant pas eu l'impression d'oublier. J'ai eu des flashbacks, les liens entre les différents moments de ma vie où nous - mes frères et soeurs et moi, puisque je ne suis pas la seule- ont commencé à se nouer. Ce que je savais, mais j'avais gardé dans un coin de mon esprit comme un souvenir flou et dépourvu de sens, m'a sauté aux yeux. J'ai appris quelque mois plus tard, par le frère de mon père, que ce qui se passait à la maison n'était que la répétition -extrêmement troublante par son exactitude- de l'histoire familiale. Lui aussi (mon oncle) a été abusé. Tout comme mon père, ce dont je me doutais. Alors j'ai porté plainte,.
D'abord pour graver dans le marbre ce qu'on prenait soin de cacher et nier dans ma famille, et pour que la justice soit témoin de l'horreur et fasse loi. Je l'ai fait pour moi, pour me libérer, et pour demander la protection de ma soeur aînée, la plus ravagée par la situation, qui a sombré dans la schizophrénie et vit maintenant dans la rue. Une enquête a été ouverte, j'ai envoyé une copie de ma plainte au frère de mon père. J'ai attendu pendant de long mois, sans grand espoir. Et puis un jour j'ai reçu l'avis de classement sans suite pour prescription en dépit de la qualification de l'infraction et de la transmission à la commission d'indemnisation des victimes. L'impunité règne pour les abuseurs, je m'en doutais. J'en ai eu la confirmation et pourtant je ne regrette pas une seconde d'avoir déposé plainte et d'avoir pu poser des mots sur l'horreur, la terreur, la destruction.
J'ai pu comprendre pourquoi j'ai subi une dépression terrible sans raison apparente à 25 ans, pourquoi je me sentais si mal auprès de ma famille, pourquoi à trente ans passés les attaques de panique étaient revenues. J'ai aussi compris que je serai définitivement seule - ce qui s'est confirmé puisque la seule réponse de mon oncle a été de me dire que je devais porter ma croix (je n'ai plus de nouvelles depuis), puisque mes frères et sœurs eux-mêmes victimes mais toujours sous emprise ne me répondent plus, puisque ma mère dit à qui veut l'entendre qu'elle ne veut plus jamais me voir. Le vide, le néant, voilà leur réponse.
Alors je me suis dit que je continuerais à être courageuse et digne comme je l'ai toujours été, en dépit de la douleur indicible causée par leur silence, tellement inhumain. Il y a des jours où je pleure, de n'avoir jamais été consolée par ceux qui se doutaient et savent maintenant, il y a des jours où je pleure d'avoir douté de moi quand on me répondait que c'était moi le problème. D'avoir été rabrouée chaque fois qu'enfant, adolescente, adulte j'ai essayé d'en parler. Le silence dans lequel on nous confine par peur, par honte, par lâcheté est une seconde mort. C'est pour ça que je parle. Jamais aucun membre de ma famille n'a voulu parler, écouter, demander pardon. Je me demande parfois s'ils n'ont pas décidé de devenir aussi monstrueux que mon agresseur. Froids, vivants en apparence et morts à l'intérieur, sans affects, sans chaleur. Aujourd'hui ce que je sais, c'est qu'en dépit de tout je peux être aimée, que suis aimable, que je ne suis pas coupable mais capable d'amour. Je n'ai plus de famille mais je peux exister, moi. Blessée mais humaine, détruite mais debout, seule mais entière. Fière de n'avoir pas cédé sur ma dignité. Comme beaucoup de victimes jamais reconnues, sans doute. En vie, et comment!