Par Elisabeth Devaux
Charlotte est assistante sociale, elle s'occupe de jeunes de 11 à 20 ans dans plusieurs collèges et lycées depuis 30 ans.
Pouvez-vous nous expliquer comment se passe un signalement ?
Les jeunes sont en général adressés par les enseignants car ils ont des problèmes de comportement.
J’ouvre environ 150 dossiers par an pour 4 établissements, ces dossiers ne concernent pas que l’inceste. Seulement entre 5 et 1O situations par an concernent des violences sexuelles dont des incestes.
Les élèves sont adressés à l’assistante sociale scolaire par l’équipe éducative (CPE, enseignants, l’infirmière, etc). L’assistante sociale voit l’élève lors d’un premier rendez-vous, ensuite, c’est l’élève qui décide s’il souhaite revenir ou pas. L’assistante sociale peut garantir le secret professionnel à l’élève qui peut évoquer ses difficultés en toute confiance.
Lorsqu’un mineur révèle des faits de violences sexuelles, l’assistante sociale a obligation d’en informer l’autorité judiciaire par un signalement. Le Code Pénal précise qu’il faut dénoncer les faits sans délai, dans la réalité, l’assistante sociale prend le temps avec la victime que celle-ci soit prête pour le signalement. Dénoncer des faits d’agressions sexuelles, surtout lorsqu’il s’agit d’un inceste, provoque un véritable séisme dans la famille de la victime. Il est important que la victime accepte l’idée de dénoncer, même si ce n’est pas elle qui dénonce. L’assistante sociale fait lire l’intégralité du signalement à l’élève, « c’est sa vie, sa souffrance, il est important que la victime se reconnaisse dans les mots qui sont utilisés ».
En fonction des départements, le signalement est adressé en direct au Procureur de la république ou, à la responsable Conseillère Technique des Assistantes Sociales de l’Education Nationale qui transmet ensuite au Procureur.
Elle continue de voir l’enfant dans le cadre scolaire, après le signalement pendant la procédure judiciaire, toujours à la demande du jeune. De continuer d’accompagner une victime après le signalement est très important car souvent, les victimes sont seules après.
Quel est l’intérêt du signalement ?
Lorsque vous faites votre premier signalement pour inceste (il y a 30 ans), forcément vous culpabilisez car vous avez l’impression de trahir le jeune que vous recevez. En réalité le signalement apporte beaucoup à la victime. J’ai pu constater qu’il est plus facile pour une victime de se reconstruire lorsqu’il y a eu un signalement ou une plainte de déposée. La souffrance de la victime a pu être mise en « mots », les « mots remplace les maux », l’agresseur a pu être nommé. Très souvent, j’ai pu constater la disparition de certains symptômes de mal-être après le signalement (anorexie, scarification, insomnie, etc).
Lorsque qu’un signalement est adressé par un professionnel, la victime, mineure, n’a pas à porter le poids de la plainte, ce qui est très important. C’est une culpabilité de moins à porter pour une victime, « ce n’est pas elle qui a dénoncé à la justice ». Il ne faut pas oublier, qu’aussi paradoxal que cela puisse paraitre, une victime culpabilise toujours (« Qu’est-ce que j’ai pu faire pour que cela m’arrive ? Pourquoi je n’ai pas dit non ? Pourquoi j’ai dénoncé les faits, etc »). Une victime se sent toujours coupable c’est pourquoi il est très important de la déculpabiliser, « ce n’est pas de sa faute ce qui est arrivé, quelles que soient les circonstances. Je donne souvent l’exemple du complexe d’Oedipe. Si l’on demande à une petite fille de 4 à 6 ans avec qui elle voudra se marier lorsqu’elle sera grande, elle répondra Papa, ce qui est tout à fait normal, un père, qui n’est pas un père incestueux, représente l’idéal masculin pour une petite fille. Hélas, face à un père pédophile, cet amour innocent et normal, va devenir sale et destructeur. Le père incestueux va faire passer l’enfant innocent du fantasme à l’acte sexuel. D’où la culpabilité des victimes dont jouent les pères pervers et manipulateurs. Il est important de replacer la normalité à sa place et de rassurer les victimes, elles ne sont pas responsables de ce qui leur est arrivé. Il faut le redire souvent, jusqu’à ce qu’elles y croient.
L’autre intérêt du signalement est de permettre à la victime de ne pas rester seule avec sa souffrance. Par exemple, le premier cas que j’ai vécu il y a 30 ans a permis à la victime d’avertir ses parents et d’obtenir leur soutien (elle avait été victime d’un grand-père). Un autre exemple concerne une jeune fille en 5ème qui était anorexique avec des troubles du sommeil et des scarifications. Sa mère la faisait suivre par un psychologue qui savait qu’elle avait été victime de son grand-père, mais aucune action en justice n’avait eu lieu car il ne fallait surtout pas faire exploser la cellule familiale. Les parents estimaient avoir fait ce qu’il fallait, ils avaient fait en sorte que leur fille ne revoit plus jamais son grand-père et les thérapeutes s’occupaient des symptômes mais, pas du responsable des faits. Le signalement a permis à la jeune fille d’être reconnue victime et en très peu de temps tous les symptômes se sont arrêtés.
Je fais toujours les signalements avec l’accord de la victime, car c’est sa vie, ça lui appartient. Je ne rentre pas dans les détails des faits, c’est à la police ou à la gendarmerie de le faire. Mon rôle d’assistante sociale est d’avoir assez d’éléments pour déterminer si les faits peuvent être qualifiés de viol ou d’agression sexuelle (ex. : une fellation est un viol).
Et jamais aucun enfant n’a refusé le signalement, lorsqu’en tant que professionnel, on est convaincu du bien fondé de faire un signalement, on trouve toujours les arguments pour que la victime accepte le signalement. Certains professionnels ne sont pas convaincus qu’un signalement, qu’une plainte puisse aider une victime. Personnellement, j’ai pu constater à de nombreuses reprises, que les victimes qui ne réussissent pas à se débarrasser des symptômes de mal-être (anorexie, tentatives de suicide, etc) sont celles qui n’ont pas porté plainte.
Comment se fait le signalement ?
Le dossier rempli par les assistantes scolaires est envoyé soit directement au Procureur de la République soit au Chef de service.
Le procureur de la République décide de saisir ou pas la gendarmerie ou la police pour une enquête. (en fonction du lieu de domicile de la victime, police ou gendarmerie). Si la victime vit sous le même toit que son agresseur, les choses peuvent aller très vite, le Procureur peut décider d’un placement d’office de la victime dans une famille d’accueil ou dans un foyer pour qu’elle soit protégée de son agresseur.
Quel est leur manière de recevoir la victime ?
Cela dépend. dans certains départements ont été mis en place des structures spécialisées dans un hôpital pour recevoir les victimes. Dans d’autres départements, les victimes sont reçues et filmées dans un bureau normal, avec tout ce que cela implique (téléphone qui sonne, personnes qui frappent, etc). Il me semble essentiel que les personnes qui reçoivent des victimes soient formées, qu’un protocole soit mis en place au niveau national.
La prise en charge des victimes est importante et ici bien réalisées. Il est dommage qu’il y ait des inégalités dans cette prise en charge au niveau national.
Quelle est la procédure après le signalement ?
Lorsque le Procureur de la République décide de saisir un Juge d’Instruction, une procédure judiciaire se met en place, elle peut durer jusqu’à 5 ans. Durant ces 5 années, si la victime n’a pas d’avocat, elle ne sait pas ce qui se passe dans son dossier. En face, les agresseurs s’organisent, ils prennent un avocat et peuvent demander des expertises de la victime. Il existe, dans chaque département, des experts psychiatres ou psychologues qui sont mandatés par les Tribunaux pour faire des expertises. Ces experts, tout comme les avocats, défendent pour certains plus les victimes ou plus les agresseurs. En France, certains experts sont connus pour défendre toujours les agresseurs. Les victimes sont souvent mises à mal par ces experts et les comptes rendus qu’ils font sont souvent dramatiques pour les victimes.
Je me souviens d’un expert psychiatre, qui avait dit à une mère de famille qui soutenait ses enfants qui avaient dénoncés des faits de viols de la part de leur père « Mais, Madame, vous croyez vos enfants ?? Mais les enfants sont de grands manipulateurs !! » et pour éclairer son propos, il avait ajouté « une fois j’ai reçu un petit garçon de 6 ans qui ne voulait plus aller chez son père en garde alternée, il se cognait la tête contre le mur de mon bureau lorsque je lui disais qu’il n’avait pas le choix, il a même vomi dans mon bureau !! vous voyez, les enfants sont des grands comédiens, des grands manipulateurs ! ».
Cette mère a été horrifiée par les propos de cet expert et, elle savait, avant de lire le compte rendu de l’expertise qu’il ne serait pas en faveur de ses enfants. Il est scandaleux que des experts psychiatres ou psychologues puissent seuls décider de l’avenir d’un enfant. Il est courant, dans la procédure judiciaire, de constater que pour l’expertise d’une même personne les avis peuvent être complètement opposés en fonction de l’expert. Les expertises devraient pouvoir être filmées et une collégialité d’experts devraient décider et non pas une personne seule dans son bureau. Ces experts sont dans la toute puissance.
Que reprochez-vous à certaines associations ou professionnels ?
- Les associations : il arrive souvent, alors qu’elles ne connaissent pas le dossier, qu'elles prennent partie pour l’accusé. Elles ont des écrits qu’elles adressent à la justice sur les « mères manipulatrices ou victime du syndrome de… » . Il est donc de plus en plus difficile pour les mères de protéger leurs enfants. C’est souvent le cas pour les divorces.
- Certains professionnels ne sont pas convaincus du bien fondé du signalement ou de la plainte pour la victime. Certains Médecins se retranchent derrière le secret médical pour ne pas faire de signalement. Je me souviens d’un médecin scolaire qui avait fortement conseillé à une jeune de 16 ans de ne pas aller voir l’assistante sociale avant ses 18 ans. Cette jeune avait été victime d’inceste de la part de son frère ainé. Les parents avaient été informés des faits et avaient, selon eux, fait le nécessaire (ils faisaient en sorte que leur fille ne soit pas au domicile lorsque leur fils ainé venait passer des vacances chez eux). La victime a du continué à vivre comme si de rien n’était. Elle est venue me voir à 18 ans. Mais la démarche de plainte est plus difficile. J’ai du l’aider car elle a dû porter seule cette plainte. Elle m’a remerciée plus tard et m’a dit regretter de ne pas être venue plus tôt.
- L’administration publique : depuis la Loi de mars 2007, c’est le Conseil Général qui a en charge la protection des enfants en danger. Chaque département a dû s’organiser pour mettre en place des cellules de recueil d’informations arrivant des écoles, des familles, etc. Le Conseil Général décide ensuite s’il classe sans suite, ou s’il diligente une enquête (deux travailleurs sociaux du conseil général) ou s’il transmet au Procureur de la République.
- Les services du Conseil Général ont l’habitude de rencontrer les familles mais, ils n’ont aucune expérience concernant les entretiens avec des mineurs. Il arrive que suite à une information préoccupante, deux travailleurs sociaux sont mandatés pour rencontrer le jeune et sa famille. Le jeune est reçu seul, on lui dit « nous sommes tenus au secret professionnel, tu peux tout nous dire », les parents sont souvent dans la salle d’attente. Les personnes qui ont l’habitude de travailler avec des mineures savent pertinemment qu’il est impossible pour un mineur victime de parler au premier entretien et encore plus si ses parents sont dans la pièce à côté. Il faut de nombreux entretiens pour qu’une victime se sente en confiance et accepte de parler de ses souffrances. Il ne faut pas oublier que ces enfants victimes n’ont plus confiance dans les adultes, il faut donc prendre le temps.
- Service téléphonique : service anonyme et gratuit où tous les enfants peuvent téléphoner lorsqu’ils ont un problème. Différents professionnels sont à leur écoute (psychologues, juristes, etc). Lorsque des informations concernant des violences sur mineurs sont données, ce service transmet les informations aux services du Conseil Général. Si ce service fonctionne bien, il met en place une évaluation sociale discrète, les assistantes sociales de l’éducation nationale peuvent être sollicitées. Cependant, en fonction des départements, les situations ne sont pas traitées de la même façon. Je me souviens d’un jeune garçon victime de violence dans son milieu familial, les voisins avaient contacté ce service pour parler des hurlements et coups qu’ils entendaient. Le dossier a été transmis au Conseil Général et les parents ont été reçus par les travailleurs sociaux, on leur a dit « vos voisins se plaignent de …. Frappez-vous votre enfant ? ». Les parents ont évidemment répondu par la négative et ensuite, ils ont déménagé, changé leur enfant d’école, etc. Je n’ai été informée qu’après le départ de cet élève, nous avions déjà des suspicions de maltraitance, si ces éléments nous avaient été communiqués, j’aurai pu recevoir ce jeune en connaissance de cause et mettre en place des choses pour le protéger si les faits étaient confirmés par lui. Lorsque j’ai contacté les services du Conseil Général, on m’a dit que la loi de mars 2OO7 plaçait les parents au centre de tout, etc, etc. Je suis très inquiète pour les victimes d’inceste, comment pourront-elles parler dans de telles conditions ?
Quel serait selon vous la solution ?
Toutes ces erreurs pourraient être évitées par la formation des professionnelles des différents services. Il existe des techniques d’entretien spécifiques, sans questions directes, pour aider une victime à parler.
Il faudrait une formation obligatoire pour les médecins scolaires, les médecins PMI, les assistantes sociales du Conseil Général, les assistances sociales scolaires mais aussi les psychiatres, les médecins généralistes qui ne sont pas convaincus de l’intérêt de porter plainte pour une victime, les avocats, les magistrats (qui ne savent pas ce qu’est le déni chez une victime), etc.
J’ai pu constater que dès que le signalement est fait, la victime a le sentiment d’avoir été entendue et crue, quelque soit l’issu de ce signalement , on peut constater que les symptômes de mal-être les plus importants s’estompent ou disparaissent.
En dehors de la formation au niveau politique que manque –t-il ?
S’il y avait un lien entre le Conseil Général et l’école cela permettrait de prévenir les assistances scolaires et de lancer une enquête.
La reconnaissance du rôle des travailleurs sociaux de l’éducation nationale est importante également. C’est un travail de mise en confiance avec le mineur, sans précipitation. C’est grâce à ce travail de mise en confiance suite à de nombreux entretien que la victime un jour parle de sa souffrance.
Il ne faut pas non plus faire trop tôt les signalements afin de constituer un dossier complet avec les éléments suffisants, comme par exemple le lieu des agressions, en présence de qui, si c’est arrivé une fois ou plusieurs fois, savoir si la victime a déjà parlé de cela à quelqu’un. On découvre parfois que les victimes se sont déjà confiées et se sont heurtées à des « il faut que tu oublies » « il ne faut plus en parler, tu te rends compte ce que les gens diraient s’ils savaient, pense un peu à nous ». Les pauvres petites victimes sont souvent muselées par leur entourage. Il est important de nommer les personnes qui ont su et n’ont rien fait dans le signalement. Lors de l’entretien, il ne s’agit pas de rentrer dans les détails sordides du détail des faits, il suffit juste d’avoir assez d’éléments pour savoir s’il s’agit d’un viol ou d’attouchements sexuels (Tribunal Correctionnel ou Cours d’Assise, de sorte que le Procureur puisse qualifier les faits avant de diligenter une enquête).
Et quel rôle a une association comme Face à l'inceste ?
Tout d’abord, je souhaite souligner l’importance des associations comme Face à l'inceste . Je donne à toutes les victimes que je rencontre les coordonnées de Face à l'inceste . Votre association a rendu de nombreux services aux victimes qui se sentent moins seule et moins isolées.
Il serait intéressant de créer en France, un centre spécialisé pour recevoir les victimes et leur famille. Certaines mères de famille n’ont aucun endroit où aller pour protéger leur enfant.
Mais il faudrait en France donner plus de moyens aux associations afin qu’elles puissent prendre en charge les victimes et leur famille.
Il faudrait mettre en place des structures d’accueil pour les mères qui doivent protéger leur enfant. Une fois le signalement fait et l’enquête ouverte la victime est seule ainsi que les personnes qui la soutiennent. Les défenseurs des pédophiles sont très organisés, ce n’est pas le cas pour ceux qui soutiennent les victimes. Mettre en place les moyens de protéger les plus faibles est un devoir National ainsi que veiller à une harmonisation des prises en charge sur le territoire Français.
En Conclusion, il est urgent de donner les moyens aux associations de sorte qu’elles puissent veiller à la formation des professionnels ainsi qu’à la mise en place de structures d’accueil pour les victimes entre le dépôt de plainte et la réponse donnée par la justice (classement sans suite, procès, et). L’association Face à l'inceste est la seule association qui permet aux victimes de pouvoir échanger sur leur vécu. Il serait intéressant que des professionnels puissent répondre aux demandes de ces victimes qui souvent ont besoin au départ de rester anonymes. L’inceste est un véritable fléau qu’il est urgent d’éradiquer dans l’intérêt des générations futures.
De plus, il me semble capital que la loi nomme l’inceste qui est une agression sexuelle très particulière, au sein de la famille, là où l’enfant devrait être protégé. Les conséquences psychologiques sont souvent plus importantes chez les victimes d’inceste. De plus, il est plus difficile pour une victime d’inceste de parler car, en plus de la révélation des faits, elle doit porter le poids de la mise en danger de la structure familiale qui après la révélation se divise. On constate souvent un parti prix, ceux qui soutiennent la victime et ceux qui mettent en doute sa parole, l’agresseur étant souvent un élément important de la famille. Lorsqu’un mineur est victime en dehors de sa famille, pendant la procédure, il peut rester chez lui mais, lorsque c’est une victime d’inceste, il est essentiel de pouvoir lui proposer un lieu où elle pourra être éloignée des conflits suite au dépôt de plainte d’où la nécessité de créer des structures propre à l’inceste.
Merci Charlotte pour ces détails et ces explications. Nous avons bien compris le rôle crucial des assistances scolaires, mais aussi le besoin en formation de tous les professionnels en contact avec les victimes d’inceste. Je vous souhaite une bonne continuation dans votre travail quotidien et je vous dis un grand merci pour l’aide que vous apportez aux victimes.