Tout d'abord, il n'y avait rien d'anormal, non, rien du tout d'anormal. Un enfant qui grandit comme tous les autres enfants, qui joue aussi comme tous les autres enfants de son âge.
Rien d'anormal ... sauf, peut-être, ces premières prières où à 8 ou 10 ans il demandait à être sacrifié pour que les enfants du Sahel aient le droit de vivre et de grandir, où il demandait à être malade, malade pour que les autres enfants n'aient plus jamais à souffrir de ces fléaux.
Et puis les années ont passé avec un corps qui grandit, qui devient homme alors qu'il n'était pas prêt, alors qu'il voulait ne pas ressembler aux adultes, ne pas être l'un des leurs.
Un mal-être, sans doute oui, mais comme en ont tous les adolescents. Rien de plus. Rien d'anormal. Et il a fini par devenir adulte.
Et il a fini par se réveiller un jour, tout doucement, à sortir de son refus de vivre à l'extérieur et ça lui a fait mal car il a compris certaines choses, il a compris ses besoins de fuir l'amour tout en l'idéalisant, il a compris pourquoi il se sentait si sale trop souvent.
Les souvenirs ne lui sont pas remontés tout de suite. Au début, des phrases prononcées autour de lui, des gestes un peu trop déplacés mais rien d'alarmant, juste que de gênant. Et puis le malaise est devenu plus fort, plus précis et il a ciblé sa mère par un soir où une image venue de loin dans le temps lui est subitement apparue : une femme agenouillée devant un enfant nu, sans doute sortant du bain, un enfant de 3 à 5 ans, un enfant avec lequel elle s'amusait. Oh, pas à la manière d'une mère avec son enfant, non. Elle jouait avec le sexe de l'enfant.
Il ne comprit pas trop le sens de cette image au premier abord mais comprit toutefois de quoi il était question. Il crut reconnaître sa mère, environ 35-40 ans, brune mais le visage était plutôt flou. Alors il se mit en quête de trouver des réponses, de trouver la cause et le remède à ses maux.
Un jour, alors qu'il allait très mal, il parla à son frère et décida ensuite qu'il était temps d'affronter sa mère. Et c'est par son père qu'il apprit qu'à 3 ans il avait été gardé par une femme qui devait lui donner à manger, le laver et le coucher. A l'époque des faits, sa mère lui fit réaliser qu'elle n'avait que 25 ans ...
Cet enfant, devenu aujourd'hui adulte ou presque, prisonnier entre 2 mondes, se souvenait de cette soirée chez sa tante où il était avec d'autres enfants, de cette femme dont il ne voyait pas le visage, d'un homme présent sur les lieux, quelque part hors de son champ de vision. Mais rien d'autre, plus rien, c'est le seul souvenir de la soirée. C'est juste dommage que ses parents n'aient pas su plus tôt pour cette femme, 40 ans, et son fils, 18 ans, pour la relation qu'ils entretenaient. Ils ne surent que plus tard qu'elle était une mère incestueuse. Tant pis, elle avait déjà gardé ce garçon, sans doute avec son fils. Dommage qu'ils ne se soient pas posé de question non plus quand ils ont su.
Cet enfant, c'était moi.
Aujourd'hui, je suis dans une situation sentimentale désertique, inconfortable, indéterminée, entre 2 mondes.
Aujourd'hui, j'ai mal bien des fois, un mal imprécis, pas encore vraiment de la colère mais plutôt de l'abattement.
Aujourd'hui, j'ai mal aussi dans mon corps, une inflammation récurrente, sans cause apparente d'après les médecins.
Aujourd'hui, mon corps n'écoute pas mon coeur, quand l'un s'enflamme de désir l'autre sommeille et me voilà à faire l'amour avec des personnes non aimées et à ne pouvoir le faire avec celles que j'aime.
Aujourd'hui, je dois travailler tous les jours pour donner l'impression que j'ai un peu confiance en moi, mais donner l'impression seulement.
J'ai appris à me défendre physiquement mais je sais au fond de moi que je ne pourrai pratiquer mes techniques que si un autre que moi est agressé.
J'ai appris à me faire mal, à continuer cette entreprise commencée il y a plusieurs années.
J'ai appris à ne pas me respecter, à avoir peur des femmes, à ne pas avoir confiance.
J'ai appris à porter des poids trop lourds, trop lourds pour moi, des poids qui n'étaient pas les miens, à obéir à d'autres volontés, à m'oublier devant l'autre.
Aujourd'hui, je découvre petit à petit mes limites, mes envies, mes vrais besoins.
J'apprends à reprendre ma vie en main, à résister, à laisser le fardeau qui n'est pas le mien, la faute que d'autres ont commise car je suis debout et solide.
J'ai toujours rêvé de donner ma vie en sauvant au moins un enfant. Je sais maintenant que je peux garder ma vie en sauvant un enfant, celui qui est encore en moi et à qui on a fait du mal.
Je cherchais la force de pardonner à cet enfant au fond de moi, mais je sais que je n'ai rien à lui pardonner car il n'est coupable de rien. Quand je serai parvenu à le sauver, alors je serai encore debout pour en sauver d'autres, beaucoup d'autres.
Il y aura des hauts et des bas, mais je vaincrai car un survivant est quelqu'un qui est encore en vie, quelqu'un que la mort n'a pu défaire.