J'ai 44 ans. Cela fait trois ans maintenant que j'ose me souvenir tous les jours un peu plus, trois ans que je remets de l'ordre et que je complète petit à petit le puzzle de mon enfance.
Avec l'aide d'une oreille professionnelle et dans le huis-clos d'un cabinet, cette histoire est pour la première fois murmurée, mon histoire, la vraie, les mots que je prononce alors sont restés enserrés jusque-là dans les douleurs de mon corps. Ils ont encore parfois du mal à sortir, et ils font peur, alors j'y vais lentement, comme on s'avance dans un champ de mines, au détecteur, prudemment, pour ne pas perdre la raison et être pulvérisée au premier faux pas.
Ces mots là sont pourtant très simples : de mes 3 ans à mes 9 ans, j'ai été violée par mon grand-père paternel à une fréquence régulière, dans les coins sombres de la cave, dans les odeurs de savons de la salle de bains, dans l'appartement de vacances à la mer ou sur le couvre-lit doux de sa chambre à coucher. Simple oui, nulle phrase alambiquée, nulle formule métaphorique ne sont nécessaires pour dire ce que c'est réellement un inceste. Les détails non plus ne sont pas utiles, ils m'appartiennent et cela reste difficile de se mettre à nu, même quand on en a très vite pris l'habitude... dans d'autres circonstances.
L'auteur est mort, je n'obtiendrai de réparation que celle que je me serais moi-même donnée. J'ai déposé une plainte, j'ai reçu une lettre du procureur avec une qualification des faits et un classement sans suite. Cela m'a fait un peu de bien, je sais que quelque part, son nom est associé à ses crimes. Aujourd'hui j'ai repris des études de psychologie à la faculté en plus de mon travail et de ma vie de famille (j'ai deux enfants merveilleux et un compagnon de vie indéfectible), je me reconstruis. Tout cela rassure mon entourage : "elle va bien" disent-ils.
Ma famille au sens large n'est plus, mes parents sont tristes, abasourdis, pétris de culpabilité, et pour les autres, ils s'accrochent encore au déni comme des naufragés sur le mat d'un radeau pourri en train de sombrer en me criant de loin que tout cela est de ma faute et que je suis malade. La parole libère, mais elle ne libère pas que des petites colombes blanches, elle libère surtout de la fange qu'il va falloir remuer pour en faire de l'engrais. Comme me l'a dit un jour une amie : "C'est avec du fumier qu'on fait des belles tomates !". Alors moi oui je vais bien, j'ai une vie normale, des amis, un travail, une famille, mais à l'intérieur, vous savez, tout au fond, j'ai juste envie de crier, j'ai envie de hurler que j'ai mal, j'ai envie de le dire, j'ai envie de l'écrire... je veux que ça se sache, je veux que tout le monde sache, je veux que vous sachiez, je ne veux plus jamais me taire.