SarahF
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Publié le 15.07.2018 14:58
CARPE DIEM
« Pour toi Laura, c’est quoi l’Amour ? »
Sophia t’avait demandé cela comme si c’était la question la plus naturelle au monde. Tu ne la connaissais pourtant que depuis une heure. Son bassin large était engoncé dans une robe et ses mains, semblables à deux esquisses, étaient posées sur la table dépliée qui reliait vos sièges. A côté d’elle, un homme au visage rouge et aux gestes gourds regardait le paysage qui coursait le wagon. Il tenait dans une main une bouteille enveloppée dans un papier Kraft. Il a tourné la tête. Ses yeux bordés d’anchois t’ont regardée. Une fois encore. A cet instant le train a crié sur ses rails. Les portes des compartiments ont claqué.
« Une relation à deux, une envie de partager sa vie. Savoir se donner surtout.
- Se donner ? Surprenant venant d’une jeune fille. Pourquoi se donner ? »
Sa voix avait une certaine aspérité, que son regard venait aussitôt adoucir. Tu n’as pas répondu tout de suite. Un couple a passé les portes du wagon à la hâte. La femme a pris place. L’homme portait sur lui une vieille redingote aux manches trop courtes. Une fois les bagages en sureté, le pauvre gentleman n’a pas su où aller. Il a claudiqué sur quelques mètres avant de s’arrêter au milieu de l’allée. La gêne lui faisait rentrer le cou dans ses épaules et il ne disait mot à sa compagne qui occupait les deux sièges, un nourrisson dans les bras. Claquement ; le train s’est ébranlé et l’homme s’est enfin assis sur le siège derrière le mien. Tu as finalement lâché en feignant de ne pas mesurer tes paroles :
« Parce qu’il faut essayer de vivre pour deux personnes, en essayant de rendre l’autre heureux donc il faut savoir prendre le risque de se donner, peu de personnes le font.
- D’accord, mais avant tout l’amour se bâtit à deux, sinon ce n’est pas le bon. Ou bien ce n’est pas voulu. »
Touchée. Tu l’as regardée. Comment une femme, une inconnue avait-elle réussi à te cerner ? Peut-être parce que tu savais que tu étais bien cette adolescente de seize ans qui l’avait interpellée dès lors que tu t’étais assise en face d’elle. Ton comportement énigmatique te conférait un côté à la fois déconcertant et prenant. Et Sophia cherchait à savoir ce qui te dérangeait ; ce qui expliquerait cette méfiance aiguisée. Mais avait-elle compris le malaise que tu éprouvais à cet instant ? Lorsque tu étais montée dans te train, les wagons semblaient tous avoir été pris d’assaut. Tu passais dans les couloirs sans trop y croire. Sur ta droite, une vieille dame avait retiré son sac pour dévoiler un siège vacant. Une simple geste qui t’avait invité à t’asseoir. Tu avais pris place et tu avais alors découvert cette femme au nez pointu comme le faîte d’un mât. Ses deux yeux ronds et sa bouche épaisse ressemblaient à des magnets d’enfants, placés à la hâte sur un visage jovial. Vous n’aviez pas tardé à discuter comme deux anciennes lycéennes qui se retrouvent. Spontanément ; sans que tu cherches à contrôler ce que tu disais.
« Avec une pensée comme la tienne, tes parents doivent perdre un peu le fil. Ils te voient murir un peu trop vite non ?
- Je ne manque pas d’écoute.
- Tant mieux. Ils doivent t’attendre avec impatience.
- Ils ont divorcés quand j’étais enfant, je vais juste retrouver ma mère.
- Et ton père ? Tu le vois souvent ?
- Un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires.
- Il doit être heureux de te retrouver !
- Oui. Il a vraiment besoin de ma présence.
- C’est lui qui te dit ça ?
- Ça se sent c’est tout. Il y a beaucoup de façons de dire les choses. »
Tu étais sur la réserve. Le nom d’une gare a retenti dans le wagon. L’homme assis à côté de Sophia s’est soudain levé comme s’il avait déjà manqué son arrêt. Alors que le train marquait une halte brève, tu as glissé un regard au-dehors. Une armada d’homme et de femme s’amassait devant les rails. Elle venait et se retirait comme la marée, et elle en avait la sauvagerie et l’indifférence.
« Et c’est ta présence qui le rend heureux ? » Elle venait de capturer dans tes yeux une mélancolie latente que tu te refusais d’admettre. Tu as répondu :
« Un rien le rend heureux. Il s’assoit souvent à côté de moi sur le canapé, en faisant semblant de regarder la télévision. Il pose sa tête à moitié endormie sur mon épaule et sa main sur la mienne. Ou Il passe son bras autour de moi. L’Amour pour lui, c’est surtout le contact avec l’autre.
- Tu as l’air d’être proche de lui. Il fait ça souvent ?
- Juste comme ça. Quand il en a besoin. » Tu t’es tue. Ta méfiance était tangible et Sophia a hésité à te relancer :
« Et il a toujours été aussi proche de toi ?
- Surtout depuis le départ de ma mère. Il ne s’en est pas vraiment remis. Alors il a besoin de ça.
- Laura, il y a beaucoup de façons d’aimer quelqu’un, et il faut le savoir.
- Pourquoi me dites-vous cela ? »
Tu as senti que ta carapace en fer blanc avait été émoussée. Elle a murmuré :
« Parce que je pense que vous vous êtes trompés d’amour. »
Tu as demandé, sur la défensive :
« Comment peut-on se tromper d’amour ? On prend ce que l’on a c’est tout.
- On se trompe quand on ne connait pas, quand on ne maîtrise pas.
- C’est lui qui me maîtrise. »
Le ton de ta voix était sec, bien que rien de mauvais ne s’y devinait. Sophia a compris qu’il y avait davantage à dire que ce qui avait été dit :
« Pourquoi ?
- Après le départ de ma mère, il s’est beaucoup accroché à moi. Je sais qu’il est toujours amoureux d’elle, et je lui ressemble beaucoup. Il me le dit.
- Tu es sa fille et il est ton père.
- C’est moi qui ai ce rôle de parent J’ai le pouvoir de le rendre…heureux.
- Et toi ? »
Tu as évité la question et as simplement affirmé :
« C’est simplement des marques d’affection, un contact dont il a besoin.
- Non Laura, c’est bien plus que cela. »
Tu as entendu l’alarme. Ce cri étouffé au fond de toi, retenu avec les autres. Ce moment où tu bascules. Où le simple espace entre toi et les autres devient une frontière invisible. Tu étais immobile, le dos courbé, les yeux hagards et perdus dans le vague. Un moment de néant vertigineux où tu plongeais toute entière. Autour de toi cependant, tout se mouvait. Un homme aux traits crayeux trainait sa valise dans l’allée. Des passagers se levaient à la hâte avec déjà ente leurs lèvres de quoi héler le premier taxi venu. Un adolescent flanqué d’un casque sans fil est passé devant toi ; des enfants riaient. Un brouhaha sourd faisait vibrer le fond de l’air. Tout était mouvement. Et toi, tu étais vide. Comme si ton corps était devenu étranger ; autre. Et le simple contact physique t’insupportait. Une angoisse montait, presque imperceptible aux yeux des autres. Elle te tétanisait. Tu sentais les bruits, les odeurs, les mouvements avec un cœur qui t’arrachait la poitrine. « Laura ? » Tu entendais Sophia. Mais rien n’avait de sens. Rien de plus que des mots qui pénétraient ton crâne et qui te donnaient l’impression que tu allais t’effondrer. Il t’était impossible de seulement la regarder en face. Tu as tourné la tête, sans que tu perçoives complètement ton propre mouvement. Tu restais le regard accroché au même pan de vêtement. « Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce que tu as ? » Elle essayait de te ramener. Mais tu passais d’un détail à l’autre sans percevoir ce qui se tramait autour de toi. Sur sa robe noire au col haut, tu as noté un petit coquelicot ouvert et qui ressemblait à deux lèvres rouges épinglées à la hauteur de son cou. Comme si un homme impertinent lui avait donné le baiser sur son velours noir. Une fleur, qui t’a rappelé les roses que ton père posait à ton intension sur ton bureau. « Laura parle-moi un peu pour que je comprenne. »
Tu t’es entr’ouverte, surprise que Sophia fasse ce pas vers toi :
« Ce sont des choses qui n’arrivent que dans le désespoir. Quand on ne peut plus supporter, quand on se rend compte que la seule force qui nous tient, c’est la force qu’on donne et qu’on a besoin de donner. Il ne peut plus. Moi, je suis plus forte et je dois l’être. »
Tes mots se détachaient les uns des autres comme s’ils ne se supportaient pas. Absente. Tu étais absente. Ta raideur et ton indifférence affichée pour ce qui t’entourait ont décontenancé Sophia. Impuissante mais néanmoins alerte, elle a attendu que le train s’arrête de nouveau. Lorsque le transfert d’hommes et de valises s’est interrompu, tu as relevé la tête. Comme un robot. Un objet mécanique dont le rythme avait été bouleversé. Tu étais absorbée par ce qu’il se passait à l’intérieur. Dans le wagon, il y a eu un instant de calme. Tu es revenue avec peine.
« C’est quelque chose qui t’arrive souvent ?
- Oui. » Tu as passé tes doigts sur tes tempes. Elles étaient douloureuses.
« Et ça ne t’arrive pas quand tu es avec ton père ?
- Que voulez-vous savoir ? Que voulez-vous que je vous dise ?
- Ce que tu ressens.
- De l’amour et du dégoût. L’amour pour lui, le dégoût pour moi. Un mélange amer qui me lie à lui et qui reste une fois que je me retrouve seule.
- Tu n’en parle pas ? Tu n’en n’as jamais parlé ?
- Savez-vous ce que c’est d’être prisonnière de ce que l’on ressent ? Ce que c’est d’être enfermée dans une cage, un cœur que vous faites battre et que vous prétendez posséder ? »
Tu as secoué la tête. Tu sentais un étau se refermer sur toi.
« N’avez-vous jamais eu envie de crier, de vous débarrasser de ce corps à travers lequel vous vivez, vous vous affirmez, à travers ce corps qui vous oppresse et vous trahit ? N’avez-vous jamais désiré davantage que ce qui vous appartenait, un désir que vous intériorisez pour vous sentir comme intimement lié avec ce qui vous est étranger ? Et vous finissez par y croire, et vous finissez par aimer.
- Ce sont des d’émotions, des bouffées d’émotions que tu refoules. Des cris que tu t’interdis alors que tu as parfaitement le droit de dire non. Tu dois dire non, ce n’est pas ton rôle et cela va te nuire ! Tu as besoin d’être claire et avant tout sincère envers toi. Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Je ne sais pas. Quand ça arrive, je ne sens plus battre mon cœur, je sens battre le sien. Un désespoir qui cogne, qui cogne. Il se serre contre moi, comme un enfant qui a peur. Avec ces mêmes yeux, grand-ouverts et que je fais briller. Comme un enfant qui ne se rend pas compte. Qu’est-ce qu’il a compris à l’Amour ? Pour lui c’est un cœur qui cogne, qu’il porte comme un gamin qui regarde un oiseau de cristal, qui lui donne des ailes et l’écoute chanter. Il ne veut pas le laisser s’envoler. Mais s’il le serre trop fort, il l’écrase et le cristal lui déchire la paume des mains. Ces mains qu’il pose sur moi. Ces mains qui glissent sur mes vêtements. Ces mains dont le sang dans leurs veines bat l’intérieur de ma cuisse. Il a besoin de moi, il a besoin d’aimer.
- Non Laura, il a besoin de se sentir aimer. Il ne donne pas, il te prend tout. C’est du narcissisme et de la perversité. Et pourquoi un besoin ?
- Parce que c’est se sentir exister, c’est percevoir à travers l’autre un deuxième corps qui rend vivant le sien. Pour lui plus rien ne compte. Il m’aime, c’est tout. »
Le ton est monté. Un jeune homme, de l’autre côté de l’allée, te dévisageait. Il n’avait pas un corps d’homme fait et ses gestes indolents contrastaient avec la vivacité de ses yeux. Il te regardait comme on regarde une curiosité. Tu n’avais pas envie de lui offrir le spectacle d’une nouvelle confrontation avec tes émotions. Mais cette fois Sophia ne t’a pas laissé le temps de te reprendre. Et sa voix s’est faite plus pressante.
« Tu en as parlé ?
- Pour dire quoi ? Pour l’accuser ? Pour le dénoncer ? Comment est-ce que je peux le blâmer pour m’aimer ?
- Pour te libérer, Laura. Si tu ne prends pas soin de toi c’est ton père mais aussi toi qui va te détruire. » Cette réponse n’a pas eu l’effet escompté.
« Je ne serai pas libre, je serai prisonnière du regard des autres. Ils me regarderont chacun à leur façon, en y ajoutant leurs propres fantasmes. Ils jugeront mon père alors que c’est moi qui accepte ses gestes, ses caresses. Même lorsque j’essaye de le repousser, je finis par céder.
- Tu ne provoques rien, tu n’as pas à te reprocher de....
- Et ma mère ? Elle, elle l’a serré contre elle. Elle l’a désiré. Elle a connu ces gestes, elle les a connus avec le corps d’une femme amoureuse. Le mien se crispe à chaque fois qu’il me serre contre lui. Je n’y peux rien, je ne contrôle pas ce qu’il se passe à ce moment. Je suis raide. Je ne suis plus rien.
- C’est de la possession et c’est de la manipulation...
- C’est du désespoir. C’est quand on n’a plus rien à perdre, plus rien à garder en soi. C’est une sorte de jeu interdit. Il y joue avec la même petite flamme dans les yeux que celle d’un joueur qui pousse un pion sur un échiquier. Des cases blanches, des cases noires. Et chaque fois, le désir de prendre du terrain et puis le plaisir qu’on éprouve quand les schémas se succèdent. Il n’y a pas de pat, quand on y joue. Il y a toujours un vainqueur et un vaincu. »
Elle a perçu le trouble dans ta voix. Une partie de toi qui en défiait une autre. Et ce regard d’un bleu dur, comme un galet de plage assombri par l’eau et que le ressac envoie se fracasser sur la plage. Trop sévère pour être celui d’une adolescente de seize ans. Pour la première fois, Sophia a hésité : « Et comment…comment est-il dans ces moment-là ?
- Il ne change pas. C’est lui. Toujours aussi fort. Il agrippe mes épaules, il me dit qu’il m’aime. Puis je sens son corps contre le mien. Il a en même temps une force contre laquelle je lutte, et puis il y a ce tremblement dans ses mains, un tremblement qui monte et qui m’ordonne d’attendre. Qui m’ordonne de le laisser passer.
- Il faut que tu poses tes limites, c’est ton corps…
- Ce n’est qu’une idée. Quand il n’y a plus de frontières, la seule loi qui reste c’est la vôtre. » Tu as dit cela sans qu’une once d’émotion ne transparaisse dans ta voix.
Nouveau claquement. Les portes se sont ouvertes et des échos de voix beuglantes ont interrompu toute discussion. Le bruit a réveillé en sursaut le nourrisson qui s’est mis à hurler. Sa peau était celle d’une pomme rouge et fripée. Sa mère l’a bercé et l’enfant s’est calmé dans un gazouillement encore troublé. « Non Laura, ton père n’est plus un enfant. » Un croissant a creusé le bas de ta joue. Derrière la vitre, des nuages violacés et éparpillés tavelaient le ciel comme de la moisissure sur la chaire rosée d’un fruit. Tu as répliqué :
« Qu’on soit enfant ou adulte, on pleure. La différence c’est que les adultes ne sont pas censés demander de la pitié.
- Mais les adultes sont responsables...
- A seize ans on n’est plus une enfant ! Et je ne pleure pas. Je n’ai jamais pleuré. Je l’écoute juste respirer. Tout s’accélère, ses mains ont besoin d’un contact, d’un endroit où elles peuvent se blottir. Et puis il se calme.
- Et ton corps ne t’appartient plus.
- Je ne suis pas un corps ! Je ne suis pas qu’un objet qui vieillit et finit par pourrir ! Mon corps c’est seulement une chose que je peux donner. J’ai toujours été libre de choisir.
- Non ne confonds pas le don de soi parce qu’on aime et le sacrifice forcé. Il te manipule…
- Il maitrise mon corps, il maitrise ses mains, ses jambes qui se collent contre les miennes. Il y a son corps et le mien. Et le fantôme de ma mère. Vous me demandez ce que je pense de l’Amour, ce que ça représente pour moi. Mais comment peut-on juger un sentiment qu’on ne comprend même pas ? Comment peut-on lutter contre…contre soi ? Contre cette espèce de frisson qui vient chambouler tout ce qu’on a à l’intérieur, qui nous dépasse et nous attire vers l’inconnu ? Dans ces moment-là, on ne se reconnait plus, comment pouvons-nous nous contrôler ? Tout se confond, tout se mêle. On se laisse submerger et la seule chose que l’on sait, c’est que pour rien au monde on ne veut lâcher prise.
- Crois-tu que l’on apprécie réellement un moment dont on n’a même pas conscience ? Ou dont on ne veut même pas avoir conscience ? Ce n’est qu’un bonheur qui reste en surface, une illusion ! Tu aimes l’idée de la relation à deux mais tu finis par détester la personne…
- Il y croit, lui.
- Alors tu crois vraiment qu’il ne s’en rend pas compte ?
- Je crois qu’il cherche simplement à me retenir. A se convaincre que je lui appartiens encore. Mais c’est tellement…c’est tellement fort ! J’ai envie d’y croire. Et d’un coup je fais tout pour que ça marche ! J’ai envie de le croire quand il dit me protéger, quand il me caresse les jambes et remonte pour vérifier que je suis encore là. Quand il hésite parfois à aller plus loin, et quand ses mains effleurent un tissu défendu comme pour me montrer qu’il peut tout entendre, que je dois avoir confiance. Parce que c’est mon père, et qu’il sera toujours là pour moi. Et pourtant il a ce même air désorienté que celui de mon petit ami. C’est grâce à mon copain que j’ai compris. Compris ce qui montait en moi depuis des années, et que je refusais d’admettre parce que je pensais que ce que je faisais était bien. Je me bats pour quelqu’un, le rends heureux. Alors j’ai l’impression d’être quelqu’un de bien. Et puis mon petit ami est arrivé et je n’ai rien compris. Lui non plus d’ailleurs. Et encore, au début je n’ai même pas réalisé. Tout était nouveau et en même temps j’avais sans cesse l’impression que je n’étais pas à ma place, que je n’aurais jamais dû me retrouver seule ici, avec lui. Tu n’aimes pas ? Ca ne va pas ? On dirait que t’aimes tout pareil ! c’est ce qu’il me disait presque à chaque fois. Maintenant encore, surtout lorsque je suis dans ses bras. Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est que je ne peux rien faire par envie.
- Parce que ce qu’il se passe avec ton père est anormal. Cela ne sert à rien pour le moment de juger de la gravité, ce n’est pas normal et cela doit cesser. Sache que normalement avec ton petit ami ce n’était pas supposé être la même étreinte amoureuse.
- C’était pas franchement différent. »
Tu t’es retranchée dans le silence. Sophia a insisté : « Et ton père, quand il est contre toi tu ne ressens…rien d’autre ? Physiquement je veux dire… » Sa voix se voulait sûre, mais elle était soufflée. Tu as répondu avec une forme d’excitation noire :
« Comme quoi ? Comme le matin quand il vient me voir juste après avoir fait l’amour avec sa nouvelle femme avec quasiment rien pour le couvrir? Je déteste cette robe de chambre rayée qu’il portait déjà quand il était avec ma mère. La même, toujours. Trop étroite, trop… abîmée pour ne rien laisser voir. Et je sais qu’autrement il est nu… Il s’assoit sur le lit et se penche vers moi. Il me caresse le visage. Il pose une main sur mes jambes. Même quand elles sont sous mes draps j’ai l’impression de sentir la chaleur de son corps. Et puis il m’embrasse sur le bas de la joue et ne lâche pas prise. Il reste, son visage collé au mien et il me serre contre lui… Et il y a sur lui cette odeur écœurante, cette odeur de corps mélangés… »
Cette phrase l’avait effarée. Tu as eu honte de ne pas avoir été plus habile dans tes réponses. Tu repassais toutes les questions posées, tandis que Sophia sondait chacune de tes expressions.
« Il ne s’est jamais…excusé ? Il ne t’a jamais rien dit ? »
Tu t’es raidie davantage. Des détails que tu avais jugés insignifiants ont fait surface et ont exposé une peur et une honte presque intimes.
« Si, une fois. Un soir je lisais assise dans mon lit. Il est entré et s’est assis à côté de moi. Il a posé une main sur ma cuisse, l’autre sur mon épaule. Il m’a dit que c’était l’heure d’aller dormir. Et puis il y a eu ce regard. Ces deux yeux qui me détaillaient, avec un mélange de doute et de désir. Je me sentais déjà attirée comme un aimant sur un tableau dur et froid. Il m’a tirée vers lui. J’ai compris que sa bouche cherchait la mienne. J’ai tourné la tête au dernier moment. Il m’a embrassé plusieurs fois la joue, en s’excusant. Il avait ses bras tout autour de moi, ses mains me caressaient le dos. Tout doucement, puis elles descendaient et faisaient comme une vague sur mes hanches et le bas de mon dos. J’ai essayé de me dégager, juste assez pour lui faire comprendre qu’il était un peu trop près. Mais il me serrait. Pour la première fois j’ai eu peur.
- C’est ce qu’on fait à sa femme, pas à sa fille Laura, c’est dangereux !
- Oui, je sais. Je le sais et c’est ça le pire. Avec elle il avait cette tendresse un peu particulière, un peu enfantine. Avec les yeux d’un ado qui ne sait pas encore comment s’y prendre. Moi je trouvais ça beau, la façon dont il la regardait. Enfin, vraie surtout.
- C’était partagé. C’était sans doute un réel échange, donc oui, cela devait être beau.
- Quand il est avec moi c’était juste… » Tu n’as pas fini ta phrase. Sophia a tourné la tête vers la fenêtre. Dehors, un disque luisait dans la pénombre. Une ville défilait. Les maisons semblaient étroitement serrées les unes contre les autres. Sur leurs toits exposés au couchant une délicate ombre lumineuse était venue se poser. Tu as eu vite fait de te rattraper:
« Mais c’est bon, je pars de la maison dans un an.
- Laura il faut que tu en parles, tu penses que tu peux te protéger en le protégeant parce que tu penses qu’il y a quelque chose à sauver. Et tu t’es convaincue que c’est là ta mission et que cet objectif est pour toi la seule façon de te respecter et de supporter ce qu’il se passe. Mais c’est faux Laura, tu fais semblant et un jour où l’autre tu le regretteras. Parce que ce qui t’arrive dans ta la vie est là pour te faire grandir, pour que tu t’aimes et surtout que tu te respectes. Je t’ai demandé ce que tu pensais de l’amour et tu m’as donné une réponse qui n’est pas la tienne. Maintenant j’aimerais savoir ce que tu penses de toi ;
- Je pense que ce n’est pas banal à mon âge de dénoncer son père. Ni même normal. Il a toujours été là lorsque je lui demandais quelque chose. Mes amies me disent toutes que leur père est incapable de leur dire « je t’aime », et elles font tout pour que leur père soit fier et leur dise. Moi, je n’ai même pas besoin de cela. J’ai toute la reconnaissance, la fierté et l’amour que je veux. Mon père ne peut pas passer une journée sans frapper à ma porte et me répéter qu’il m’aime et qu’il tellement heureux que je dois là. Que je suis enfin la fille qu’il aurait toujours aimé avoir. Alors dites-moi, elle est où l’échappatoire ? Ma famille ne me le pardonnerait pas si je le dénonçais. Et je n’ai même pas de preuves ! Il n’y a jamais eu de viol ni même d’attouchements réels.
- Il y a déjà eu beaucoup trop, Laura. Et je trouve étrange que ta famille n’ait pas de soupçons.
- Je ne peux pas parler, parce que je suis sa fille. Et que même si cette relation est malsaine, elle bien trop forte. Je n’ai qu’elle et je ne veux pas la briser. Il en serait malheureux, et je ne peux pas faire cela à ma famille. Elle est beaucoup trop soudée, le moindre écart de conduite me serait reproché… alors si je dénonce mon père parce qu’il a instauré un climat incestueux… Je n’ai pas de preuves ! Je n’ai rien. Personne ne me prendrait au sérieux et certainement personne ne prendrait ma défense pour empêcher mon père de voir sa fille. Alors si, bien sûr qu’il y a des soupçons. Je sais que cela se sait. Parce qu’il y a certaines choses qu’il fait alors que nous sommes avec d’autres personnes. Mais ce n’est pas assez. Parce que même si je pense ma famille paternelle sait ce qu’il se passe, elle sait aussi pourquoi ça se passe. Et elle l’accepte parce qu’au fond mon père n’est pas quelqu’un de mauvais et qu’elle sait combien il m’aime et est désemparé quand il sait que quelque chose ne va pas. Il est le père parfait que tout le monde admire. Et il ne m’a jamais fait de mal. Personne ne me croira et je refuse de détruire une famille alors que rien de grave n’est arrivé. Il n’a jamais été violent et a toujours respecté mes choix. Il est plus prévenant que n’importe qui…
- Il excelle dans le domaine de la manipulation. Je ne te dis pas qu’il ne t’aime pas, mais l’amour et le respect ne vont pas forcément de pair. Il te prend pour sa femme peut-être parce qu’il refuse de penser qu’elle a pu le quitter parce qu’il a des torts. Mais c’est leur histoire pas la tienne. Il n’a pas à reproduire son expérience passée avec toi. Ni à te convaincre qu’il ne veut que ton bonheur alors que le sien passe d’abord. Tu dois dire non. Stop. Et s’il ne s’arrête pas alors il faudra aller plus loin. C’est ton père mais tu as le droit de le haïr, tu as le droit de le repousser et tu as le droit même de le blesser s’il le faut ! Le seul problème que je perçois c’est que tu ne ressens pas assez de colère pour ce qu’il te fait. Et je me demande comment c’est possible !
- Non, je ne suis même pas en colère contre lui. J’aimerais seulement comprendre pourquoi.
- J’ai bien peur que tu ne le saches jamais.
- Je sais que certain font cela par pure perversité mais lui…lui fait cela par amour. Alors qu’est-ce que je peux bien faire contre ça ? »
Tu as regardé Sophia, son corps trapu et qui pourtant se dessinait avec une élégance évidente sur le siège vert. Il y avait quelque chose chez cette femme qui t’avait fascinée. Elle semblait survoler les choses mais donnait pourtant un poids certain à ses paroles. Une capacité à toucher les gens. Vulnérable mais protectrice. Et ce couple en elle était déconcertant. Elle n’avait pourtant ni charme ni même attrait. Mais il y avait l’indéfinissable, ce quelque chose qui donnait de la justesse à ses mots plutôt que de la beauté. Mais tu savais que cela ne serait pas suffisant pour que tu oses entreprendre quoi que ce soit. Sophia te regardait, interloquée par son incapacité à t’ouvrir les yeux. Parce que tout ce qu’il y avait dans ton regard c’était une voix silencieuse : Vous voyez, vous aussi vous me regardez. Pourtant, vous ne me regardez pas comme lui. Mais vous ne pouvez pas comprendre ce que l’on peut ressentir quand on se sait lié à une personne par la seule force d’un amour qu’on n’a pas désiré. Ce qu’on peut ressentir dans ces moments-là. Je l’aime et je le hais mais ce n’est pas une vraie haine. Parce que c’est moi que je hais. Parce lui je ne le hais que lorsque ses mains me prennent les bras, les jambes et tout ce qui lui donne cette sensation de plaisir et de bonheur interdit. Mais moi, c’est dans mes moments de solitude, lorsque la porte de ma chambre se referme et que je me retrouve seule face à ce qu’il me reste que je me hais. Et je sais que mon père est un gamin. Un gamin devant une vitrine, qui colle ses mains, son visage, sa bouche contre la glace. Qui attend que la porte s’ouvre. Et là, là Sophia il s’avance ; à la fois coupable mais heureux de pouvoir sentir, toucher, saisir ce qu’il a tant désiré. Ce qui, pour lui, pourrait le rendre heureux. Alors que voyez-vous Sophia ? Que pouvez-vous lire dans mes yeux. Vous vouliez m’aider parce que vous avez des sentiments de femme. Ou tout simplement parce que vous percevez en moi une petite étincelle que vous trouvez belle et que vous voulez la préserver. Une flamme est éphémère. Pourtant, vous savez comme elle peut vous brûler la peau. Qu’aimeriez-vous me dire ? Moi, je ne peux rien vous dire de plus. Je ne suis rien, l’avez-vous déjà oublié ? Et si je suis quelque chose alors je ne suis pas qu’un corps. Je n’accepterai jamais que ça soit la seule chose que les gens regardent pour voir s’il est encore neuf, si les formes peuvent encore plaire ou intriguer. C’est pour ça qu’on a des yeux, je pense. Parce que c’est la chose la plus profonde et à travers laquelle on peut faire passer tant de peurs, de doutes, et de désirs. C’est peut-être pour ça que mon père évite de me regarder en face. Il a peur de ce qu’il voit. Il sent le corps de ma mère, il voit sa fille. Regardez-moi Sophia. Que pensez-vous de moi maintenant ? Je peux vous laisser penser ce que vous voulez parce que de toute façon je sais que vous ne retiendrez de moi ce que qu’il vous plaira. Mais je sais que je ne suis pas cette image. Et je ne vous en veux pas Sophia. Vous m’avez fait parler et c’est déjà quelque chose. Merci. Merci pour avoir voulu m’aider mais vous ne le pouvez pas. Tout simplement parce que c’est nous, et que ça, vous ne pourrez jamais le comprendre.
Une voix dans le wagon. Celle attendue. « Prochain arrêt… ».
Tu as rassemblé tes affaires. Sophia a posé une main sur ton poignet. Ton pouls s’est emballé. Et tu as eu l’étrange impression qu’elle tenait ton cœur sur le bout de ses doigts.
« Fais attention à toi sur la route. » Tu souris. Tu aurais bien répondu « oui maman », si le contexte s’y était prêté. Ta mère, qui te disait alors que tu partais chez ton père et sans même savoir l’ironie de ses paroles : Et miss, souviens-toi : CARPE DIEM. Ce n’est pas comme avant mais prends le bon et laisse les mauvais côtés où ils sont. Laisse le temps faire les choses et profite de chaque beau moment !
« Bonne route Laura. Prends soin de toi surtout.
- Merci, bon voyage. »
Ta valise était lourde, les veines de ton avant-bras marquaient ta peau. Dehors, la neige saupoudrait le quai. On siffle. Puis le faux silence de l’hiver, imperturbablement rompu par le frottement des pas et des malles sur le quai. Crissement sur les rails. Le train démarre et toi, tu avances.
FINE