Prostitute Flash Mob Calls Attention to Human Trafficking
Par Claudine Legardinier, Auteure, en collaboration avec Saïd Bouamama, du livre « Les clients de la prostitution, l’enquête », Presses de la Renaissance, 2006.
Cette tribune est co signée par : Olympia Alberti, écrivaine, Eva Darlan, comédienne, écrivaine, Christine Delphy, sociologue, Françoise Héritier, anthropologue, Florence Montreynaud, historienne, Yvette Roudy, ancienne ministre des droits des femmes, Coline Serreau, cinéaste
Les « clients » sont aux abois, comme le montrent le « Manifeste des Salauds » ou la tribune de l’ex chanteur Antoine, assortie de noms illustres. Malgré cette considérable et prévisible résistance, comment le droit de payer pour un acte sexuel ne viendrait-il pas à être interrogé ? Les exigences nouvelles des sociétés contemporaines, les enquêtes sur les ‘clients’[1] dont nous disposons font apparaître, sous des emballages au parfum subversif, des comportements d’un autre âge. Et la simple cohérence veut qu’après le droit de cuissage et le harcèlement sexuel (accès sexuel obtenu par le pouvoir), après le viol (obtenu par la force), ce séculaire droit sexuel masculin, conféré par l’argent, soit à son tour remis en cause.
Dès les années 1980, les études du sociologue suédois Mansson débusquaient, dans la prostitution, un système fortement conservateur, un « espace homosocial libéré des exigences égalitaires des femmes », où « l'ordre ancien est restitué[2] ». En 2004, la seule enquête nationale jamais menée en France mettait à jour un imaginaire sexuel souvent fondé sur la domination, la violence et la chosification de l’autre, réduite à une marchandise à consommer.
Manifestations sportives, signatures de contrats, fins de soirées arrosées… Au nom d’une idée – datée – de la virilité, le « client » achète le pouvoir d’imposer son bon plaisir à des femmes qui se voient ainsi retirer le droit, pourtant chèrement conquis, de lui dire non. En se dédouanant d’un billet, il exprime son appartenance à un monde masculin traditionnel qui entend « remettre les femmes à leur place ».
Ce qui le caractérise, c’est l’indifférence morale. « Quand je mange un bifteck, je ne me demande pas si la vache a souffert » dit l’un d’entre eux, interrogé sur le risque d’exploiter une victime de la traite. « Tu n’as que ça ? » lance un autre à la tenancière d’un bar à hôtesses. Le huis clos prostitutionnel, occulté par le fantasme, est le lieu emblématique du mépris, voire de la haine des femmes, comme le montre la lecture des forums des sites « d’escortes » où les commentaires rivalisent de sexisme et de racisme.
Ce qu’achète le client prostitueur, c’est le droit de faire le mur, d’échapper aux règles et aux responsabilités qui fondent la vie en société. Dans la prostitution, il trouve le dernier espace qui le protège du devoir de répondre de ses actes : un territoire d’exception où les violences et humiliations qu’il exerce sont frappées de nullité, au prétexte qu’il a payé. Il est pourtant, comme le montrent toutes les enquêtes, le premier auteur des violences subies par les personnes prostituées : insultes, agressions, viols et même meurtres. Et les travaux actuels montrent qu’il est à la source d’atteintes graves à leur santé physique et psychologique, voire de véritables psychotraumatismes.
Ces mises à jour progressives mais encore confidentielles n’empêchent pas ce « consommateur » de plus en plus décomplexé (« Ce soir, j’ai envie de thaï ! ») de faire son marché dans un vivier de femmes dont les parcours sont marqués par la précarité, les violences, les proxénètes et les réseaux. Faut-il rappeler que le Protocole de Palerme (Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000) comme la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite « de Varsovie » (2005) demandent aux Etats de « décourager la demande » qui est à l’origine de la traite des êtres humains ? Ces textes invitent à adopter des mesures sociales, culturelles, éducatives mais aussi législatives pour y parvenir.
Inévitablement, les résistances sont nombreuses. Pour s’opposer à la remise en cause de ce « droit » séculaire, sont invoqués les risques de clandestinité (l’aveu même de la dangerosité du tête à tête avec le « client » !) ou encore le « pragmatisme » ; un argument qui n’a abouti, pour l’excision par exemple, qu’à médicaliser la pratique et à retarder d’autant son éradication.
Pénaliser les clients n’obéit pas à un goût pour la répression mais à une exigence de cohérence. Comment se satisfaire du statu quo ? Des personnes prostituées considérées comme des délinquantes, des clients prostitueurs innocents, des étrangères exposées à la menace de l'expulsion quand il faudrait les protéger des réseaux qui les exploitent… Comment avancer dans la prévention de la prostitution et la création d’alternatives si aucun volet sanction ne vient responsabiliser ceux qui en sont les moteurs ? A quoi bon multiplier les incantations sur la lutte contre les violences ou l’égalité entre les filles et les garçons, si le droit de les fouler au pied reste préservé dans la prostitution ?
Seule une politique courageuse, qu’attendent de nous beaucoup de pays européens, serait à même de faire reculer cet archaïsme indigne de nos démocraties et de libérer la sexualité, non seulement de l’ordre moral et de la violence, mais aussi du carcan du marché. Cette révolution culturelle permettrait de mesurer enfin la volonté des hommes de considérer les femmes comme des égales, de leur reconnaître des désirs, le même droit qu’eux au plaisir et une place à égalité dans la société.
[1] Les clients de la prostitution, l’enquête, Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, Presses de la Renaissance, 2006.
[2] Sven Axel Mansson, L’homme dans le commerce du sexe, Université de Lund, Suède, 1986