Une conception du soin reposant sur la compréhension du phénomène traumatique trouve actuellement un écho grandissant au sein des structures d’aide à l’enfance et influence de plus en plus leurs approches et leurs pratiques.
En général, l’enfant qui subit un événement traumatique unique, s’il a la chance de bénéficier du soutien d’adultes bienveillants dans son entourage, verra son traumatisme pris en charge et, avec l’aide des parents, soigné efficacement. Lorsqu’un enfant, en réponse à un traumatisme, intériorise sa détresse et manifeste de la tristesse, de l’anxiété, ou souffre de dépression, nos systèmes de soins semblent bien identifier les besoins de cet enfant pour l’aider à guérir.
Néanmoins, face à un enfant victime de traumatismes multiples et complexes, les professionnels de l’aide à l’enfance – que ce soit dans les secteurs de la santé comportementale, de la protection de l’enfance, de la justice des mineurs ou de l’éducation – peuvent avoir du mal à faire le lien entre cette histoire traumatique et la manifestation de troubles relativement communs.
Les réactions d’extériorisation sont fréquentes chez les enfants ayant un vécu traumatique complexe, et il arrive souvent que ces réactions fassent l’objet de diagnostics de troubles du comportement perturbateur, tels que : hyperactivité et déficit d’attention, trouble oppositionnel avec provocation, troubles de la conduite. Parfois ces réactions prennent la forme de dépression ou d’anxiété avec agitation. Les enfants peuvent, par moments, se mettre en colère, se battre, refuser d’obéir, fuguer, mentir ou voler.
Qu’est-ce qui explique qu’on fasse si rarement le lien entre traumatismes et troubles du comportement perturbateur ? La cinquième édition du Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM-V) ne fournit toujours pas une description satisfaisante de l’expérience traumatique chez l’enfant ; et les diagnostics proposés ne permettent que très partiellement d’en saisir la spécificité et les manifestations.
Le problème de cette approche, à mon avis, c’est qu’on détermine le traitement d’après le diagnostic individuel, et que, fonction du diagnostic établi, la prise en charge prévoira, ou pas, le traitement spécifique des traumatismes. En cas de diagnostic de dépression ou d’anxiété, ce sont ces dernières qui seront visées par le traitement, plutôt que le traumatisme, même si celui-ci s’avère être la source du problème de l’enfant. Et si le diagnostic fait état de troubles du comportement perturbateur, on traitera en priorité ces troubles ou les symptômes secondaires du traumatisme, plutôt que le passé traumatique lui-même.
Un traumatisme déclenche une réponse qui, dans sa plus simple expression, se résume à ces trois réactions : lutter – fuir – se figer. Ces réactions sont communes à tous les enfants victimes de traumatisme. L’attitude de lutte peut prendre la forme de l’agression verbale ou physique ; la fuite se traduire par l’évitement ou le refus ; et le blocage s’exprimer par la dissociation, la rêverie, ou l’apathie.
J’observe que des soignantes peuvent à leur tour manifester des réactions similaires, au contact d’enfants victimes de traumatisme. Certains enfants peuvent en effet déclencher des réactions de contretransfert chez les personnes qui les accompagnent. De la part de ces dernières, des manifestations de colère, de frustration, la préconisation de mesures punitives sont caractéristiques d’une attitude de « lutte » ; le fait d’éviter un enfant ou un dossier, le découragement et le renvoi vers d’autres personnes, peuvent traduire une réaction de « fuite » ; le réflexe de « se figer » peut quant à lui prendre la forme d’un sentiment d’impuissance à l’égard de l’enfant, ou bien ne pas savoir quoi faire et se trouver dans l’impossibilité d’agir.
Ces réactions face aux enfants pris en charge sont dues à une méconnaissance du phénomène traumatique ; elles peuvent concerner aussi bien des personnes hautement qualifiées que des personnes avec des formations plus limitées, dans les domaines de la santé comportementale, la protection de l’enfance, la justice des mineurs et l’éducation. Ces attitudes sont révélatrices de nos propres réflexes « lutte – fuite – blocage », stimulés au contact d’enfants eux-mêmes en proie à ces réactions « lutte – fuite – blocage », qui sont liées à leurs expériences traumatiques. Une approche consciente du phénomène traumatique interprétera les comportements de ces enfants comme des réactions secondaires « normales » au traumatisme qu’ils ont subi et subissent encore.
Une méconnaissance de l’expérience traumatique et de ses implications conduira au contraire à considérer ces comportements comme délibérés, intentionnels et manipulateurs, et donc réclamant de prendre certaines mesures.
Cela ne veut pas dire que les enfants ne devraient pas assumer les conséquences de leurs actes. Néanmoins, les mesures envisagées devraient viser avant tout l’apprentissage de comportements appropriés ; et non la punition, notamment par l’usage de méthodes progressivement plus sévères ou contraignantes, après l’échec éventuel des premières tentatives.
Très souvent, le personnel des structures d’accueil se trouve débordé par le nombre d’enfants aux besoins particulièrement complexes, par la somme énorme de travail que requièrent les tâches administratives, et par des délais très stricts. De telles conditions de travail sont susceptibles d’affecter la patience, l’engagement et la sollicitude de ces personnels. Il existe en outre parmi eux une grande disparité en matière de niveaux d’étude et d’expérience, de qualité de la formation continue et du contrôle. Rien d’exceptionnel donc, s’il leur arrive de « réagir » comme décrit plus haut, aux enfants qui défient leur autorité ou refusent de s’investir. Nos réactions de frustration, de colère, d’évitement et de découragement ne font que renforcer les mêmes sentiments chez les enfants victimes de traumatisme. Un proverbe a cours dans les milieux de l’aide psychopédagogique : « Plus un enfant a besoin d’amour, moins il l’exprime de manière affectueuse ! »
Il est facile de réagir de manière éclairée, en tenant compte de l’expérience traumatique, en présence d’enfants qui se montrent réceptifs, sensibles à vos efforts, et ont une attitude respectueuse à votre égard. C’est autrement plus difficile quand un enfant refuse de s’adresser à vous, de se conformer à ce que vous lui demandez, vous invective, ou bien manque de respect. Mais ce sont justement ces enfants-là qui ont le plus besoin de nos soins.
On dispose heureusement de connaissances et de formations en neurobiologie des traumatismes. Cet important domaine de recherche, en plein développement, met en lumière les corrélations entre les effets du traumatisme et les différentes fonctions de l’enfant. En effet, les fonctions comportementale, cognitive, émotionnelle et relationnelle peuvent toutes être affectées. Si l’on n’a pas conscience de l’impact que peut avoir habituellement un traumatisme sur les fonctions des enfants, on conclura qu’à l’évidence leurs comportements sont délibérés et manipulateurs. Si au contraire on comprend que ces enfants éprouvent des difficultés à moduler leurs impulsions et qu’ils réagissent selon le mode de la survie (lutte-fuite-blocage), on favorise une approche plus respectueuse, patiente et positive du traitement.
Le fait de prendre conscience que chez ces enfants le système nerveux central est activé et a besoin de s’apaiser peut nous aider à trouver la patience, la sérénité et le respect nécessaires pour nous occuper d’eux ; on gardera présent à l’esprit que les enfants victimes de traumatisme ne « captent » pas les choses du premier coup, ni la seconde fois, ni la troisième. De plus, un enfant traumatisé ne va pas d’emblée vous faire confiance, pour la seule bonne raison que vous croyez en être digne.
Avec une connaissance plus précise des effets du traumatisme, notamment en relation avec les comportements perturbateurs, on sera mieux à même d’accompagner et d’aider les enfants.
La plupart des enfants ont envie de « bien » se comporter, et de recevoir le respect, l’affection et les conseils des adultes. Ceux dont l’attitude pose problème, pour la plupart, n’ont simplement jusqu’ici pas appris comment se comporter de manière appropriée ; et ils auront besoin de beaucoup de temps, de pratique et de soutien pour l’apprendre.
Nos réactions négatives aux comportements perturbateurs ne font que renforcer ces derniers. Or, la grande majorité de celles et ceux qui travaillent auprès des enfants ont le goût et le désir sincère d’œuvrer pour le bien-être de ces enfants, même si parfois ils et elles ne savent plus bien comment s’y prendre.
Beverly Tobiason (version originale publiée sur le site Youth Today)
Traduction: Annaig Renoux