Depuis des années, je vais mal, j'ai des idées suicidaires, des périodes de troubles alimentaires, je suis très angoissée. Je traverse ma vie en ayant l'impression de vivre dans un monde parallèle.
Ce qui semble ne poser de problème à personne m'est insupportable. Je suis d'une timidité maladive, quand je vais à la fac, je ne mets pas mes lunettes pour ne pas voir les gens. Je sursaute, tout le temps, je pleure, beaucoup, sans jamais comprendre ce mal qui me ronge. Les bruits m'agressent, la foule aussi, je suis seule et désespérée. Je noie mes angoisses dans l'alcool, fume beaucoup pour tenter de respirer. Malgré tout, les années passent, je suis plus extravertie, et je m'accroche à l'espoir d'un avenir meilleur. Je bouge beaucoup, tout le temps, déménage, change de boulot, de vie, en espérant que la suivante sera meilleure que celle que je tente d'abandonner. Je fais beaucoup de sport, ça m'aide, je travaille, beaucoup, tout le temps. J'ai des postes à responsabilité, je me noie dans mon travail. Je construis un cercle amical solide. les années filent, je m'accroche.
J'essaye de nombreuses thérapies, ça colmate les brèches, je vais un peu mieux, puis viens le COVID, on doit mettre un masque, et là, horreur, je ne le supporte pas. C'est physique, je ne peux pas, je m’étouffe. Je suis en arrêt pendant plusieurs mois. L'été, je vais en vacances chez mes parents, et là, je suis très mal à l'aise, je ne supporte plus que mon père me touche. Je suffoque, ne dors plus, je ne comprends pas cet état d'urgence soudain. Je rentre chez moi à 800 km, et là, tout remonte. Mon père, moi, toute petite fille, puis plus grande, puis ado. Pendant des années il m'a violée. L'amnésie m'explose au visage, je me souviens, je comprends : c'était donc ça. En y repensant, ça faisait plusieurs années que quand je le voyais, j'avais des flash de son sexe dans ma bouche, j'avais des indices autour de moi que j'étais incapable de voir. Je me disais "arrête, tu es folle". Jusqu'à ce jour, où à 35 ans, tout mon corps s'est souvenu, pendant plus d'un an, j'ai tout revécu, chaque parcelle de mon corps colonisée. Ce corps, soudain pris de spasmes, les odeurs, les mots, la sensation de constamment sentir ses mains sur moi.
35 ans pour comprendre ce mal être qui me ronge depuis toujours. Le retour d'amnésie est violent, je hurle, j'ai mal, je m'enferme en moi-même. De nouveau en arrêt de travail, plus rien ne me raccroche à la vie. Je le convoque pour lui parler, je rassemble mes dernières forces, ce jour-là je suis une guerrière. J'ai mon armée de copines avec moi, pas loin, qui me soutiennent, les psys aussi qui me préparent à cette rencontre. Je lui dis que je me souviens de tout. Il nie, il hurle. C'est la dernière fois que je l'ai vu. Et puis, le pire arrive, les souvenirs continuent d'affluer : toujours plus violents, la mère aussi a participé. Elle a couvert, elle l'a aidé. Je me laisse mourir, le pire est arrivé. Sensation que rien ne s'arrêtera jamais, que les souvenirs sont intarissables et les crises toujours plus violentes et nombreuses.
Je suis éjectée de la famille, personne ne croit cette folle qui invente des choses atroces sur ses parents. "Change de psy" me dit-on "C'est lui qui te mets ces atrocités en tête", "C'est parce que tu es seule, quand on est célibataire depuis longtemps, on invente des choses" , "Quand tu te rendra compte que tu t'es trompée, tu pourras revenir dans la famille", "Reste seule avec ta haine, si tu ne veux pas de famille, c'est ton problème", "Je ne te crois pas, c'est pas possible, à moi il ne m'est rien arrivé". Je suis définitivement seule et abandonnée. Je contemple la vie des gens normaux de mon enfer, je pleure, les yeux dans le vide. Mais je ne lâche rien, je vis au rythme des séances de psy, des rendez-vous en service de victimologie en passant par les séances EMDR et divers groupes de parole de victimes que je rejoins après 1h30 de voiture.
Je pleure, je tombe, je rampe, je me relève. Je découvre la psychogénéalogie, renoue avec l'ostéopathie, la réflexologie, la naturopathie. On m'écoute, enfin, on me croit, je ne suis plus seule. Mes amis sont formidables, je suis entendue, soutenue, j'entrevoie quelques lueurs d'espoir. De mois en mois, je remonte, les moments d'apaisement sont peu nombreux, puis, prennent de plus en plus de place. Je m'accroche à des petits actes insignifiants de mieux être. Je me fais des listes de choses à faire pour me cadrer et m'obliger à avancer. Surtout s'occuper les mains. Et puis, renouer avec le corps : refaire du sport, quand le corps le permet. Ecouter des podcasts en faisant le ménage qui est devenu une obsession. Je dois me laver, nettoyer mon environnement, ranger, organiser, vendre tout ce qui me vient d'eux, faire le tri, renouveler. M'occuper de mon intérieur me fait un bien fou. Aujourd'hui, deux ans après la levée d'amnésie, je suis plus stable, j'ai retrouvé les pièces manquantes de mon histoire, les crises de souvenirs se tarissent. Même si le chemin sera encore long, je suis capable de m'investir dans des petits projets et enfin d'envisager demain. Un grand merci à toutes mes amies si présentes, à tous les thérapeutes qui me suivent patiemment, aux survivantes pour leurs témoignages, aux podcasts, aux livres et aux enfants, qui m'ont rendu la vie.