Honte et dignité
Lorsqu’il franchit le pas de porte du cabinet de curiosités, la lumière lui brûla les yeux.
Il était entré deux heures plus tôt, libre et entravé de mille liens invisibles.
Il est resté comme ça au milieu de la pièce pendant un demi-siècle,
Tête basse, mains en dedans, bouche et yeux en x.
Les murs et le plafond se rapprochaient de lui en grinçant.
Ça n’était qu’un gosse, qu’un sale gosse à bout de souffle.
Son coeur était serré un comme un poing de rage.
Son sang avait viré au bleu de chauffe.
Ça n’était qu'un petit homme qui commençait à s’effacer.
Il ne lui restait plus assez de larmes ni de souvenirs pour pleurer.
Il ne savait plus pourquoi même les choses tristes ne le faisaient plus pleurer.
Il ne savait plus depuis quand ses larmes ne coulaient plus.
Il voyait les murs se rapprocher de lui et le plafond descendre du ciel dans un boucan de poulies et de cordes, tandis qu’un rêt d'acariens hilares et voraces cognait le mur à l’oblique.
L’homme en blanc le regardait en se grattant le bouc. Il lui donna des pilules du lendemain et du surlendemain. Il lui dit qu’avec ces médocs, ce que son cerveau de gosse avait enregistré comme traumas et qu’il avait dû foutre en vrac dans le fond de la cave pour sortir la tête de l’eau, resterait bien sagement tapis dans l’ombre tant qu’il respecterait le protocole à la lettre.
A ses obsèques il n’y avait qu’un seul homme qui savait toute la charge des larmes.
Cet-homme-là qui se tenait en retrait n’avait pas de nom. La pluie du ciel cognait et rebondissait sur le rebord de son chapeau. La pluie du ciel dansait sur le petit rectangle de bois qu’on mettait en terre. Cet homme-là n’avait pas de passé. Il ne souriait pas. On ne voyait pas la moitié de son visage, juste l’encre noire qui coulait sur ses joues.
Maintenant je marche dans le soleil sur la mer des nuages, courbé et fier comme un vieillard qui endura sa peine d'enfant banni du monde, la peine du gosse aux bouts d’ailes braisés qui porta comme un salut en offrande aux yeux noirs des hommes, toute sa charge de dignité et de honte.
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Ce court texte trempé de pluie sèche est en mémoire d'un enfant ridé mangé par l’oubli, le déni et l’omerta, et par la lâcheté exemplaire des hommes d’autorité à son égard, c’est-à-dire de la lâcheté exemplaire de tous les hommes à l’égard de tous les gosses, puisque tous faisaient preuve d’autorité à leur égard et leur ordonnaient la marche à suivre dans le silence, la confiance et l’obéissance.
Puisse-t-il porter un coup de projecteur et de semonce sur l'urgence absolue à criminaliser les actes commis par ceux qui vomissent leurs offenses en fond de cuve de l'enfance outragée comme on déverse ses déchets de nuit aux abords des forêts de mystère.
Puisse-t-il permettre à nos gosses de respirer un jour à nouveau à plein poumon face au soleil neuf un air purgé de ces 3 marqueurs au fer rouge qui frappent encore les murs de ma mémoire chauve : l'âcre odeur de sueur des aisselles du prof de math Jean-Luc M... aujourd’hui devenu prêtre, qui me faisait réviser « à la maison » pour plus d’efficacité (tu m’étonnes), l'odeur ultra-javellisée de l’aube de l’abbé Lucien A... qui, tout en me faisant sauter sur son 3e genou, me vantait les grâces infinies du silence de la prière (pas paix à son âme), l’immonde odeur d’urine de porc du sexe du voisin d’infortune à la balafre mauvaise en travers de la joue et au regard bleu électrique diabolique qui vendait sur catalogue ses jeunes proies dénudées aguichantes à des hommes de pouvoir « exemplaires ». Merci, papa, pour ta lâcheté « exemplaire » qui t’as fait te foutre la tête dans le sable plutôt que de regarder les choses en face et d’assumer ta part de responsabilité en m’accompagnant, boitant et saignant, au commissariat. Ton silence coupable m’a condamné à perpétuité à la double peine du déni et de l’injustice. Maintenant que tu es parti sans reconnaître. Merci pour cet ultime bras d’honneur et paix à ton âme.
Mael