J’ai retourné ça 1000 fois dans ma tête… une fois que tu sais comment vivre avec, comment « tourner la page » ?
Suite au décès récent d'un ami, j’ai reçu beaucoup de messages touchants disant que pour continuer à faire « vivre » A., il faut continuer d’en parler. Mais après l’affliction due à sa perte, il ne me reste que des souvenirs et une rage sourde, omniprésente. J’étais parfois en colère contre mon ami, je trouvais qu’il ne s’entretenait plus, se nourrissait mal, qu’il ne faisait pas tout pour arrêter de fumer. Que quelque part il avait abandonné le combat avec lui même, j’avais aussi compris qu’il minimisait ses conditions de vies réelles, sans doute par honte. Comme nous avions dépassé les problèmes d’égo, j’abordais tout cela frontalement avec lui car j’étais passé par là. Durant ces derniers mois, je tentais de trouver un moyen de générer une économie pour lui permettre éventuellement de rebondir. J’avais plus de questions que de réponses après sa mort et tentais toujours de comprendre pourquoi il avait laissé sa vie se déliter ainsi.
Lors d’un échange téléphonique avec sa plus jeune soeur, elle m’a alors confié le terrible secret qui avait en partie scellé son destin. Comme une bombe à fragmentation, cette nouvelle s’est télescopée à 300 km/h avec ma douleur, rajoutant ainsi de l’horreur à la peine. Comment honorer la mémoire de mon ami en cachant la vérité ? Au début des années 70, A. fut la victime de LK., pédophile notoire et condamné par la France. Il était le fondateur de l’association « L’école en bateau » qui permettait à des enfants d'embarquer pour une année scolaire à bord d’un voilier sur un projet d'éducation alternatif. Ce qui semblait une jolie promesse sur le papier, s’est avéré être un cauchemar éveillé pour des centaines d’enfants. Ce projet cachait un violeur qui avait monté ce stratagème pour éloigner les enfants des familles, lui vouant une confiance aveugle au nom d’un enseignement hors du « système ». En 2013, il fut déclaré coupable de viols et d’agressions sexuelles et condamné à 12 ans de réclusion criminelle par la cour d'assises des mineurs de Paris. Presque 20 ans d’enquête a total, une éternité pour les dizaines de parties civiles, un délai insoutenable pour lequel la France a été condamnée en février 2012 pour "déni de justice". [...]
Les seuls qui puissent vous trahir totalement sont ceux en qui vous croyez totalement. Le décès d’A., comme dans un ricochet infini, m’oblige à faire la lumière sur ma propre histoire. Enfant, j’ai vécu l’inceste dans ma famille pendant plusieurs années. Tiraillé entre la culpabilité et le repli sur soi, je fus le bon petit soldat qui dans l’ombre, oeuvrait douloureusement pour tenter d’être dans un simulacre d’échange avec les « miens ». Je fus ensuite l’éternel mouton noir car la distance que j’imposais pour me construire, finissait par déranger au sein de cette famille dont au final je ne partage rien. Dans le noir secret des familles, que valent les liens du sang quand ils souillent la vie des siens ? Comment faire semblant que rien de grave n’existe quand la détresse est palpable ? Quand commence la négligence si les troubles s’accumulent ? Dans cet environnement insécure et dans l’absence de ce qui constitue la structure « familiale », la camaraderie a toujours primé pour moi. A., est-ce que la trame de fond de notre amitié, est qu’au delà de nos passions communes, nous étions deux enfants abusés ? Je ne crois pas aux coincidences, les gens blessés s’attirent comme des aimants pour mieux résonner ensemble et peuvent aboutir à des miracles.
C’est déchirant de savoir que certains des plus talentueux, des plus doués d’entre nous, sont tiraillés en permanence, ensevelis par leur histoire personnelle, et qu’elle finit par les écraser. On développe H24 7/7 dans son « petit laboratoire interne » des trésors de compétences, une curiosité insatiable, des rêves toujours plus grands pour sortir la tête du marasme. Les gens comme nous sont intenses, perfectionnistes, obsessionnels, parfois volcaniques ; ils débordent et peuvent faire le vide autour d’eux. Les gens comme nous cheminent sur des voies de traverses, n’ont pas de carrière et ne sont pas doués pour le bonheur mais pour le travail. Pour tenter d’avoir un semblant de vie « normale », si cela veut dire quelque chose, il faut travailler bien plus que les autres avec bien moins. On tente d’enrayer la casse psychologique, les dommages collatéraux qui parfois nous échappent, notre position dans la société est fragile. On a beau redoubler d’efforts pour s’apaiser, parfois de façon complètement aléatoire, on te retrouve submergé par un tourbillon d’émotions. On se crée des sanctuaires, des refuges où l’on tâtonne dans le noir et expérimente la résilience. Dans ces lieux on tente de se pacifier, de renouer avec l’autre, cela passait pour moi par la création d’un studio d’enregistrement où je réparais mon équipement avant de me réparer moi-même. Dans ce désir incessant de partage, on se retrouve à être parfois corvéable à souhait, esclave de son désir d’aider et d’être aidé. Comme on dit, contre mauvaise fortune bon coeur, mais c’est une vie le coeur serré, érigée comme un château de cartes.
On est inévitablement le fruit de son histoire personnelle et surtout beaucoup plus. Cette blessure béante ne me définit pas, ne me résume pas, je ne vis pas à travers le prisme de cette souffrance et ne me suis jamais considéré comme une victime. Mais ces abus ont plongé ma vie d’enfant dans un couloir bien sombre et je demeure entravé dans mon quotidien d’adulte. Rien ne s’efface. Comment toujours faire face quand la dépréciation, l’humiliation, la honte t’ont accompagné dans les années sensées structurer ta vie d’enfant ? J’étais solitaire, isolé et dans l’incapacité de comprendre ce que je traversais, j’ai dû me construire une vie au pas de course. Il fallait rester sur ses gardes en permanence, ne pas perdre le contrôle, j’ai tout fait pour échapper à la drogue, l’alcool, le tabac et pire. En évoluant dans un univers viril, drivé par les mécanismes de survie, je n’ai eu de cesse de refouler inconsciemment, sidéré par le poids des troubles cumulés. Parfois les fantômes de l’enfance viennent hanter mes journées sans réellement pouvoir le contrôler. On pense être maître de soi, avoir la liberté de choix et d’action, mais ce n’est souvent que le résultat d’un mécanisme de défense, d’une compensation, d’une dette. Ces faits ont en partie façonné, aiguillé mes interactions sociales, mes rencontres professionnelles, amicales comme affectives.
D’où je viens on ne se parlait pas ; l’art s’est imposé comme vital, la nécessaire fenêtre vers l’extérieur pour tenter de mettre des mots sur l’urgence qui me traversait. Pendant plus de 20 ans, moi qui fut en échec toute ma scolarité, j’ai dispensé des centaines d’ateliers d’écritures à travers ma région avec les enfants déclassés de l’éducation nationale. Dans le secret des textes qu’ils me confiaient, je fus parfois confronté aux mêmes souffrances et j’ai compris que ma place était auprès d’eux, que là ma vie faisait sens. Le dicton populaire dit que « les grandes douleurs sont muettes » mais j’exhorte tous ceux entravés à se libérer et à parler. Tout le mal du monde se fait avec le consentement de ceux qui se taisent. Si il n’y avait pas eu la musique je n’aurais pas été là pour écrire ces mots et il aura fallu la mort d’un ami proche pour y arriver. Pour A. comme pour moi, il n’y avait pas cette idée de raconter ces tourments, dans notre génération il fallait tracer sa vie coûte que coûte. Il ne s'est jamais senti autorisé de m’en parler, je ne peux blâmer mon ami, lui qui derrière le rideau sombre de la honte tentait d’être en paix. Refouler ce secret te ronge de l’intérieur, t’isole, te consume sournoisement de façon irreversible puis finit par te tuer. Si votre famille n’écoute pas, s’enlise dans le déni, minimise votre détresse, vous infantilise ou insinue que l’époque était différente, prenez la parole publiquement et sortez du cadre.
Une question demeurera toujours en suspens jusqu’à ma mort, qu’aurait été ma vie sans cette montagne de boue ? J’écris ces mots en mon âme et conscience, j’ai cheminé seul, sans conseil, traitement médical, soutien, ni aide de ma famille. A. tu n’es pas mort en vain, du fin fond du caveau familial tu nous envoies un signe de vie et j’écris pour nous tous. J’écris pour que les survivants ne meurent pas victimes. Je dédie cette tribune à tous les enfants qui ne tendent pas l’autre joue, à tous les éternels candidats à l’exil, ceux qui on choisi des voies de traverses pour faire entendre leur voix et lutte au quotidien pour une vie apaisée. Je dédie ces mots à tous mes amis proches qui à la lecture de ce texte découvrirons la nouvelle, sans le savoir votre amitié sincère et durable, nos projets communs, furent les plus grands des réconforts.