J'écris aujourd'hui. Pour faire œuvre de vérité, ainsi que pour tuer ce silence qui a grandi dans mon cœur. Et au sein de ma famille.
"Grandir en gardant une âme d'enfant." Toujours une phrase que je me suis répétée. Depuis petite. Sauf que l’âme d’enfant, je ne l’ai jamais eue. Mon enfance et mon adolescence n'ont pas été des périodes heureuses. J'ai beaucoup souffert et je n'ai pas connu cette innocence de l'enfance dont on se plaît à parler. Je n'ai pas connu ces douces nuits reposantes, celles où on se sent paisible, aimée et en sécurité. Tous mes souvenirs d'enfance ont été teintés de gravité. Les plus joyeux sonnent faux, avec un fond sombre, tragique. Une espèce d'aura malveillante, un fardeau qu'on essaie d'enfouir. Pour réussir à vivre. Se détourner d'une dure réalité.
La réalité est là pourtant et elle se constitue de mots : J’ai subi l’inceste de la part de mon grand-père. Et je n'ai obtenu ni justice, ni même protection. Elle est là la vérité et elle existe. On ne peut la nier. Parler avec des mots voilés, des subtilités, des déguisements de pensée. Non. Il faut nommer l'innommable. Albert Camus disait : " Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde". Et le malheur que ça a causé, d'avoir perverti la réalité, a peut-être été plus dur que le traumatisme en lui-même. Le silence s’est installé, non pas parce que je n’avais pas parlé, mais parce que les actions qui auraient dû être prises ne l’ont pas été. Mon père, à qui je m’étais confiée, m'a dit que ce qui s’était passé n’était pas normal, et que les grandes personnes ne devaient pas faire cela aux enfants. Ce fut tout. Et la petite fille que j’étais s’est donc retrouvée seule. Vous rendez vous compte ce que c'est que de se sentir seule au point que la réalité vous soit insupportable ? Peut-être connaissez-vous cette sensation. Auquel cas vous savez. Je me suis évadée. Non pas physiquement mais mentalement. Dans un imaginaire que je pouvais contrôler. Qui est devenue une drogue. Un faux sentiment de sécurité. Et je niais. Car c'était ma seule façon de m'en sortir.
Bordel ! Qu'est-ce que j'aurais aimé que quelqu'un, n'importe qui, me dise : " Viens, on part. Et on ne revient jamais. Et tu n'auras plus à vivre cela." Et moi, même moi, je m'en veux. De ne pas avoir été plus forte. De ne pas m'être dit : NON JE REFUSE. D'y aller. D'y retourner. De devoir le recroiser. Incessamment. Pour le mariage des oncles, des tantes. Parce que" la famille, c'est important". Et ça me donne la nausée. Pourquoi n'ai-je pas réagi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ai-je accepté cette situation ? J'aurais dû hurler, sortir de moi, crier que rien n'est acceptable. Me battre. Être horrifiée. Scandalisée. Ne pas avoir honte. ME BATTRE. Pourquoi ?
Je sais pourquoi. Parce que c'est un chemin à parcourir. Pour passer de celui de victime, honteuse, à celui de battante. Je suis une battante. Car mon cœur bat aujourd'hui et est épris de liberté. Parfois, le moi d'aujourd'hui aimerais remonter le temps et être là pour moi-même. Être ma sauveuse. Pour dire à la petite fille d'hier, celle que j'étais : " Ce n'est pas ta faute. Tu n'es pas coupable." J'ai beaucoup de colère en moi. Contre moi. Il y a une partie de moi qui me déteste et je ne me regarde pas avec bienveillance. Je lutte tous les jours pour apprendre à m'aimer... Et enfin me pardonner. Je sais que ce n'est pas de ma faute. Et pourtant... Cela me pèse comme si ça l'était.
En mars dernier, j’ai parlé avec mes parents. Je leur ai dit tout ce que j’avais sur le cœur. La petite fille que j’étais s’est alliée avec l’adulte que je suis devenue. Nous avons compris ce que les parents avaient traversé. Nous avons pardonné. Mon père a fait ce qu’il a pu. Il était perdu, déboussolé. Avec la santé (autant physique que mentale) fragile de maman, il a fait le choix de l’aider à survivre, et peut-être n’a t’il pas mesuré la détresse dans laquelle je me trouvais alors. Ma mère n’a eu conscience et connaissance que très tard de ce qu’il m’était réellement arrivé. Mon grand-père, son père, n’était déjà plus de ce monde. De toute cette histoire subsiste la colère. Contre les tabous, la famille, les non-dits, cette hypocrisie, ce silence qui brûle. De toute cette histoire est née une flamme, qui illumine, haut et fort, et qui jamais ne s’éteindra. Une flamme de vie. J’ai parcouru un long chemin déjà sur ce traumatisme. Et j’ai encore un long chemin à parcourir. Je suis fière de ce que j’ai déjà accompli. Je suis fière de la femme que je suis devenue, celle dont je rêvais enfant : libre, épanouie et indépendante. Je me sens à présent investie d’une nouvelle force. La force de parler. La force de me battre.