L'étincelle
Aujourd'hui 31 décembre, mon frère aurait eu 50 ans et cela fait 6 ans qu'il est mort, emportant avec lui une parole cruciale, celle de la vérité qui n'a jamais éclaté au grand jour. Une vérité dont je subis encore quotidiennement les conséquences, plus particulièrement ravageuse aujourd'hui au cœur de la relation affective que je tente de vivre depuis 1 an et demi. Le 4 novembre dernier, quelque temps après le début d'une nouvelle et énième thérapie, cette fois-ci EMDR (très bénéfique), j'ai trouvé le courage d'affronter seule mes parents. Mon père, que je tiens pour pervers et abuseur lui-même a répété à deux reprises : "Il faut dire la vérité". Ma mère, incestueuse notoire, a nié en bloc avoir jamais eu vent des agressions sexuelles que j'ai subi de la part de ce frère disparu. Plus particulièrement vers l'âge de 10 ans, alors que notre grand frère était en hôpital psychiatrique suite à ses tentatives de suicide. Lui-même a été violé. En tout cas à l'extérieur de la famille mais maltraité physiquement, c'est avéré, au sein de notre famille.
Nous trois avons sombré tour à tour dans la dépression, les conduites addictives, à risque, délinquance, TS, échecs scolaires, alors que nous étions plein de vie et brillants. Nos parents, tous deux enseignants, possiblement abusés eux-mêmes dans leur enfance, nous ont plus tard maintenus dans nos positions d'enfants dysfonctionnels à coup de violences psychiques, que nous leur avons bien rendus. La folie a régné dans notre famille durant des décennies. Lorsque j'ai subi le choc de la réminiscence vers l'âge de 26 ans, j'ai cherché par tous les moyens à résoudre ces nœuds et soigner ces blessures. Ces nœuds amour-haine étaient si inextricables que la chape du déni a toujours fini par s'abattre tôt ou tard. Pourtant, dans mon entourage, des confirmations de soupçons m'ont confortée dans ma quête de vérité. Mes frères ont essayé également de s'en sortir. A chaque fois que j'ai tenté de nommer les choses avec eux, on m'a fait taire.
Je me suis abîmée dans les drogues et les comportements sexuellement dégradants pendant de très nombreuses années. Ma vie était gouvernée par la quête amoureuse, la quête de sens, le désir d'entreprendre de belles choses, mais j'étais constamment rattrapée. J'ai développé dès l'enfance d'invivables phobies que seul l'abus de drogues me permettaient de surmonter pour des temps très courts. Mais la vie me présentait toujours des cadeaux à travers de belles rencontres et de belles découvertes. Ma vie artistique peinait cependant à s'épanouir. En plein engouement pour l'autofiction, à une certaine époque, ma mère m'implora ainsi de ne pas m'y adonner. Mensonges et manipulations devinrent des stratégies de survie pour toute la famille.
Il y a 9 ans, vaincue par 23 ans de gâchis, rongée par l'alcool, le cannabis et les médicaments, je tentai de me tuer et ratai mon entreprise. On me diagnostiqua bipolaire et mon traitement donnant des résultats catastrophiques, je me résignai à me réconcilier avec la terre entière et à tirer ma révérence pour de bon. Quelque chose me retint pourtant. Cette étincelle de vie qui ne mentait pas, qui me soufflait que j'avais le droit de vivre, de demander une aide appropriée et de me protéger légitimement de ma famille. Je décidai d'y croire et, fin 2009, j'entamai une cure suivie de 6 mois de post-cure en communauté thérapeutique. Là, je pus enfin déposer mes bagages, commencer à être entendue et éclaircir mes esprits. Dans une démarche de pardon, j'entamai tant bien que mal ce nouveau chemin, pleine de gratitude pour cette nouvelle vie clean et ces nouveaux liens porteurs d'espoir. Mon frère s'abîmait lui de plus en plus quand notre grand frère, bénéficiaire de l'AAH et d'une vie pleinement gâchée, commençait d'aller mieux. Mes parents crurent bon de me tenir pour responsable des chances de survie de mon frère abuseur "qui t'aimait tellement, tu comprends". L'autre l'a été aussi, différemment, mais j'ai subi de sa part une extrême violence et des menaces de mort. Pourquoi ? Parce que je pouvais, moi, parler, dire ce qui était à dire ? Eux ont bien essayé aussi.
Donc, mon frère se suicidait à petit feu et j'ai tenté de l'aider. Peine perdue. A l'époque, et c'est en quelque sorte un regret, j'aurais pu, aurais-je du, faire éclater la vérité ? C'était terrible, lui aussi me menaçait à son tour, c'était tétanisant, je revivais encore et encore cette sidération abyssale. Il y eut encore des épisodes d'une violence terrible de toutes parts contre moi. La différence, c'est que j'étais désormais entourée, que ma parole avait enfin éclos et que, même s'il était toujours très difficile de parler d'inceste et de maltraitance si objectivement, j'avais la confirmation infaillible de ce que j'avais vécu enfant. Le début de la reconnaissance hors du cercle intime. Et j'ai trouvé la force de ne pas rechuter de poursuivre ma reconstruction grâce à l'expérience des autres.
Le 4 novembre dernier, lorsque j'ai affronté mes parents, je n'ai pu m'empêcher de les ménager vu leur grand âge. Ma mère a osé me dire : "Sache que je n'ai pas trahie". Ce à quoi j'ai répondu : "Tu parles !" Mon père a demandé si nous avions parlé, mon frère et moi, avant sa mort. Non. Mais ce 4 novembre, je leur ai dit clairement ce que je subissais depuis toutes ces années, l'enfer sous toutes ses coutures. Depuis, c'est comme s'il ne s'était rien passé. C'est une sensation épouvantable mais je ne suis plus seule. Et je ne m'oblige plus à ressentir de la compassion pour eux, ce qui me semble être un grand pas. En revanche, les comportements que j'adopte parfois avec ma compagne sont maltraitants. Elle-même est prise dans les méandres d'une histoire familiale où l'inceste plane. Nous ne nous en sortons pas. Aujourd'hui, mon frère aurait eu 50 ans et j'ai passé un moment avec son fils de 21 ans. Il va bien. Oui, mais. J'ai eu besoin de publier sur le réseau social que je fréquente pour mes activités artistiques un post très éloigné de mes habitudes que voici :
"Ce n'est pas mon genre, mais. Si le délai de prescription était enfin rallongé, ma famille pourrait répondre de ses actes et de sa complicité. Peut-être qu'enfin je – et quelques très proches aussi – pourrai sortir de ce tunnel d'angoisse, de sidération, de phobies, de tentatives d'en finir, de maladies, de répétitions d'agressions, de traitement à vie des addictions, d'échecs professionnels et pire, affectifs, ravageurs, et mourir en paix. Peut-être que je pourrai vivre mieux, enfin, et étoffer ma carcasse. Oui, il y a l'art. Salvateur. Oui, mais. Dans ma famille, l'art et la culture ont été pendant si longtemps prétextes à tous les abus. Aujourd'hui, je ne souhaite pas de bon anniversaire posthume à l'un de mes agresseurs. Mais je pense aux personnes qui souffrent et à toutes celles qui sont revenues tant bien que mal de l'inceste, à celles qui n'en peuvent plus, et à celles que je remercie pour m'avoir raconté leur histoire. Et je me fiche plus que jamais de plaire ou son contraire, du qu'en-dira-t-on et des faux-semblants, qui me révulsent, quand le silence tue massivement.
Ce n'était pas très glamour, hein. Ça n'attend rien, ce n'étaient que quelques mots jetés dans ce flux interminable qui charrie autant d'événements réjouissants, de beautés, que d'horreurs à l'état pur (si l'on peut dire). Et dans tout ça, il y a des voix qui s'élèvent." Les réactions ont été d'une chaleur et d'une humanité incommensurables. Cela fait des mois et des années que je souhaites m'exprimer ici. Je voulais délivrer un message d'espoir : ne jamais perdre de vue l'étincelle de vie qui est en chacun.e de nous.
J'ai 45 ans. Je continuerai de me battre pour notre cause, j'écrirai à mes parents, je leur dirai le fond de ma pensée, je tenterai d'aimer mieux les compagnons de vie que j'ai choisis, je croirai en ma force créatrice, je raconterai encore car il y a tant de choses à en dire, crues et violentes. Je ne laisserai plus ce bâillon retenir à ce point mon souffle.