Il n'y a pas de silence de l'inceste, tout le monde parmi les proches le connaît, seul l'enfant qui en est victime doit se taire.
Le pouvoir patriarcal fait en sorte que l'enfant violé soit considéré par tout l'entourage comme consentant, voire provocateur. L'important étant qu'il ne parle pas, que tout soit caché, enterré. C'est l'interdiction de la dénonciation qui permet la reproduction de l'inceste de génération en génération. J'approche aujourd'hui des soixante-dix ans. Contrairement à de nombreuses victimes de l'inceste qui souffrent d'amnésie traumatique et finalement se rappellent des faits un beau jour, en ce qui me concerne, je n'ai jamais rien oublié et je pourrai décrire chaque scène incestueuse que j'ai vécue. Et de plus, je sais que jusqu'à ma mort je me rappellerai chaque détail, ce qui en soi est bien, entretenant ma colère face à l'omerta. Quelques faits :
J'ai sept ans, je suis en train de me laver les dents devant la glace, soudain mon père apparaît derrière moi, me prenant par la taille et me fais voir son sexe et ses couilles, en murmurant à mon oreille « ne dis rien à maman ». Quelque temps avant, alors que nous regardions la télévision mon père et moi allongés sur le divan, j'avais été importunée par quelque chose de dur qui se pressait contre ma cuisse. J'avais osé en parler à ma mère en lui disant « papa a quelque-chose de dur qui me fait mal quand il me fait un câlin sur le divan » et la réponse avait été « mais non ma petite fille, ce doit être une clé qu'il a dans sa poche. Premier barrage ! Ensuite l'indicible !
Mon père, architecte, s'était installé dans une petite ville. Progressivement il fit en sorte de couper toute relation familiale, deux oncles que je n'ai vus qu'une fois et avec qui il se fâcha. Quant à mes grands-parents du côté maternel, ils habitaient Paris et ma mère qui espérait retourner dans la capitale s'est retrouvée enfermée à la maison pour assurer les tâches ménagères et surtout enfanter. À treize ans, je décidai de tout dire. Je me rendis chez le docteur X. qui carrément me mit à la porte, puis chez un autre qui m'expliqua que mon père devait m'aimer énormément et que tout cela n'était pas très grave. Puis un jour où il recevait ses amis, l'un procureur de la République et l'autre secrétaire de mairie d'une grande ville, j'attendis qu'ils s'en aillent et les rattrapai au rez-de-chaussée devant la porte d'entrée. Là je m'agrippai de toutes mes forces à leurs imperméables (oui il pleuvait ce jour là) en les suppliant d'intervenir et en leur disant « papa fait l'amour avec moi », tous deux s'enfuirent en courant après m'avoir frappée pour que mes mains se détachent de leurs habits... et je ne les ai jamais revus.
J'étais une loque, un pantin et la parole m'avait été ôtée, j'offrais mon corps à qui voulait le prendre. Plus tard, j'ai dû apprendre, qu'il n'y avait personne à qui raconter cela, sans risquer d'être une fois de plus considérée comme une proie sexuelle, un être à dominer. Puis il y eut 1968 et à seize ans je m'enfuis à Paris. Là, avec des hauts et des bas, j'ai pu peu à peu me reconstituer et commencer à lutter de toutes mes forces contre ce sentiment de culpabilité contre lequel je me bats encore aujourd'hui. J'ai eu deux enfants que j'ai élevés seule et j'ai réussi à leur en parler seulement en 2001. Leur réponse immédiate a été qu'ils connaissaient inconsciemment l'histoire, j'ai ainsi réussi à briser cette chaîne de silence. Ceci est un bref aperçu de ce que j'ai vécu. Le père incestueux, dans les milieux bourgeois doit établir une domination intellectuelle sur sa fille, évidemment, mais également sur la famille entière. Ces pères incestueux ont généralement tous un solide statut social leur permettant de jouir d'une aura dans la société. Ces grands pervers ne peuvent faire un travail aussi complet de destruction que grâce au pouvoir social qui leur est conféré.
La domination intellectuelle par la terreur va de pair avec l'acte sexuel. Durant toutes ces années, j'ai beaucoup lu, sur un rayon de ma bibliothèque, l'on peut trouver toutes les œuvres de Primo Levi, l'écrivain qui a le premier écrit sur les camps d'extermination, en particulier avec le livre Si questo è un uomo, rédigé en 1946 et publié en 1947. Si ce livre m'a autant marquée, c'est aussi parce que je pouvais y lire mon histoire en ce qui concerne la destruction totale d'un être pensant. Certes, ce rapprochement entre une histoire collective (génocide des juifs et des tziganes) et une histoire a-priori personnelle peut paraître au premier abord indécent. Mais je suis certaine qu'il y a un rapprochement à faire. - culpabilité des rares survivants, qui par exemple, à l'arrivée des trains «avançaient en rang par trois, d'un pas curieusement empêtré, la tête basse et les bras raides (...) et qui se mirent en silence à s'activer autour de nos bagages, faisant le va et vient entre le quai et les wagons vides » et culpabilité d'un enfant qui a dû se soumettre à l'Ordre paternel. - mise à nu « plus rien ne nous appartient, ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures et même nos cheveux (...) ils nous enlèveront jusqu'à notre nom en procédant à l'opération de tatouage » idem, la petite fille n'avait plus de prénom, il était remplacé par « petite pute adorée ». - la révolte impossible, « certaines insurrections ont eu lieu, à Treblinka, Sobibor, Birkenau ou le ghetto de Varsovie, elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d'une manière ou d'une autre d'un statut privilégié (...) ce qui n'a rien de surprenant : le fait que ce soient ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n'est qu'un paradoxe en apparence.
En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les « loques » ne se révoltent pas ». Or j'étais une loque, un pantin, la parole m'avait été ôtée. Plus tard j'ai dû apprendre qu'il n'y avait personne à qui raconter cela sans risquer d'être une fois de plus considérée comme une proie sexuelle, un être à dominer. -les survivants rescapés n'ont pas pu parler, d'abord parce que ce qu'ils avaient vécu relevait de l'indicible et aussi parce que personne ne tenait à les interroger et à les écouter. Pourtant, beaucoup de gens savaient, mais se sont empressés d'oublier, idem pour l'inceste, il est en fait connu de tous mais enterré sous le sceau du secret de famille. Alors crime contre l'humanité, donc crime imprescriptible, je dis oui. Il est fondamental de continuer à lutter et je suis opposée à toute idée de résilience qui vise à ce que les personnes soient individuellement suivies par des psychiatres ou psychanalystes, comme si le problème relevait directement de l'individu incesté. Il faut surtout ne pas oublier, mais continuer à dénoncer, un combat de longue haleine.