L'innocence abîmée

Témoignage Publié le 15.01.2021
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Pas d’intention avec ce témoignage si ce n’est de joindre ma voix à toutes celles qui parlent chaque jour un peu plus. Dire mon amitié aussi à celles et ceux qui ont eu des expériences tellement plus douloureuses.

Une raison indirecte pourtant : le décès de ma mère en février dernier et le désaccord au sujet des modalités de son enterrement, source d’une fracture entre mon frère et moi... peut-être cette crise reflétait-elle une part du non dit. Il avait refusé de m’entendre le jour où adulte, j’avais voulu lui révéler ce que j’avais vécu enfant, ou peut-être aussi de son côté de quelque chose d’enfoui. J’avais, je pense autour de 8 ans, en fait si je me rappelle très exactement les circonstances, je ne me vois pas physiquement, je ne visualise pas mon visage ni mon corps... je suis obligée de me référer au contexte : l’endroit, la saison, ma scolarité pour me situer dans le temps de mon enfance. Mais tout est très clair, si clair : une belle matinée, la grange, les outils, le grand-père assis sur le montant de la brouette qui m’appelle. J’étais très pure et j’ignorais que cette chose si dure qu’il plaquait contre mes fesses était un sexe d’homme. Son odeur, les mots qu’il susurrait dans ma nuque, ses mains qui parcouraient mon torse et mon ventre, ses doigts... je n’ai rien oublié. En fait je n’ai jamais rien oublié, ma mémoire implacable a tout retenu. J’abrège. Je sentais de manière instinctive que j’étais en danger, que cette situation n’était pas normale, et, après sans doute de trop longues minutes, je me suis débattue. J’ai lutté jusqu’à ce que ma grand-mère m’appelle au loin, une ombre d’inquiétude dans la voix. Alors, il a relâché son étreinte, un instant d’hésitation de sa part, je me suis libérée et j’ai couru à perdre haleine vers la maison.

Me suis-je posée des questions ? Je ne sais, toujours est-il que je me suis tu face au questionnement insistant de ma mémé. Je crois que c’est à cet instant précis que ma vie a, comment dire, été faussée, comme une clé gauchie ; qu’elle s’est construite sur ce secret, par ce choix que j’ai fait, comme si j’avais été l’adulte qui avait pour mission de protéger son entourage. Je sais bien qu’en tout premier lieu, j'ai eu peur (l’angoisse) de perdre l’amour de ma mère. Toute la famille adorait en plus ce grand-père (c’est encore le cas de ceux qui restent), j’étais certaine qu’on ne m’aurait pas cru, impossible même à l’imaginer. Rien n’a changé ? Si bien sûr, il y a eu des cauchemars effrayants, des problèmes ponctuels à l’école élémentaire... une période où on m’a mise dans une classe de transition. Personne ne s’est posé de questions. Et puis je suis redevenue pour les autres une petite fille souriante, docile, agréable.

À sa mort, j’ai énormément pleuré. Il avait subi l’amputation d’une jambe... mélange de compassion, obligation de partager le chagrin de ma mère ? J’étais double en fait, mais je ne montrais qu’un seul visage. Pour appartenir au groupe, avoir des amies, je pouvais être très sociable, mais à l’intérieur, je me sentais une étrangère, et ce sentiment, je l’ai eu très souvent dans ma vie. Je ne sais pas quand je lui ai pardonné, à l’âge adulte, progressivement, ça m’a aidée.

Plus tard, jeune fille, j’ai eu d’autres agressions sexuelles ; à chaque fois, je me suis battue physiquement, ils n’ont jamais réussi totalement. J’ai aimé des hommes et des hommes m’ont aimée, malgré ça, mais c’est certain je n’ai pas toujours fait les bons choix. Un mariage (dysfonctionnel) des enfants et une maladie auto immune, des psys... évidemment que cet acte a impacté mon existence ! La personne primordiale à qui je devais révéler mon secret, je n’y arrivais pas, c’est à plus de 55 ans qu’enfin, j’ai trouvé le courage de parler à ma mère... juste avant qu’Alzheimer ne nous en empêche définitivement. Il y aurait beaucoup trop à dire, mais ce fut pour moi libérateur et un moment merveilleux.

Voilà, cet acte incestueux a fait de moi une personne fragile, je me suis rarement sentie forte, jamais sûre de moi, mais en même temps, j'ai affronté la vie, j’ai puisé en moi des ressources insoupçonnées. Un peu décalée, un peu en retrait, violente si on m’attaque, c’est ainsi. J’ai 66 ans et après tout quand je me retourne, je pense que j’ai fait preuve d'un certain courage et que j’ai tenu debout. Merci de m'avoir lue.