La tartine de confiture
La tartine de confiture : viol, souvenirs de boulimie
La semaine prochaine, je vais fêter mes 35 ans. D'aussi loin que je me souvienne, la bouffe a toujours été un problème. Pour mes parents d'abord, qui estimaient que je ne mangeais pas, que j'étais "difficile". Mon père, une fois, m'a fait bouffer sur le paillasson "pour voir si c'est meilleur chez les voisins"... Pour moi ensuite, quand je me suis rendu compte à l'adolescence que mes copines mangeaient une ou deux tartines puis s'arrêtaient, rassasiées. Moi pas. Je pouvais continuer longtemps, mais je m'arrêtais par politesse.
À 16 ans, première période d'anorexie
À 20, je deviens boulimique vomisseuse "professionnelle". J'écris professionnelle car c'est fou toutes les techniques qu'on peut mettre en place pour se détruire, mais aussi car cela occupe des journées entières et que ça demande de jouer un rôle tout le temps pour le dissimuler à son entourage. Le pire est qu'au début, j'ai été à la fois heureuse et incrédule, je ne croyais pas qu'un tel truc pouvait m'arriver. Heureuse car j'avais une "maladie", on allait enfin s'occuper de moi... Je croyais. J'avais un trouble identifié, qui donnait une forme à ce que je vivais à l'intérieur, une existence à l'horreur qui m'habitait et que personne ne voulait voir, surtout pas mes parents. Heureuse donc, mais aussi incrédule. Un truc "extra-ordinaire" arrivait dans une famille "ordinaire", ça ne pouvait être vrai, peut-être que je n'étais pas malade en fait, peut-être que je faisais du cinéma comme disait mon père. À cette époque je n'avais tellement aucune valeur, que même cette « chienne de boulimie » en avait plus que moi.
Est-ce parce que je me sens monstrueuse que je fais des crises ? Ou est-ce que ce sont les crises qui me font sentir monstrueuse ? Aujourd'hui je réalise que c'est ce que j'ai vécu qui est monstrueux... Pour moi la boulimie a de multiples visages. Celui de la haine de soi, de la honte et la volonté de se détruire. Celui de l'angoisse, de la terreur qui montent et de la bouffe qui permet d'y échapper, de me faire « disjoncter ». Celui du néant, quand je me sens littéralement mourir et que la bouffe me redonne vie. Voilà tout le paradoxe. La bouffe qui m'a aidé à survivre et qui dans le même temps me détruit, me réduit au silence. Quand je bouffe, je ne parle pas. Et quand je suis dans l'incapacité de parler, quand je suis coupée du monde, je bouffe. Je vis alors seule dans un univers dans lequel il n'y a aucun espoir. Je vis dans un temps qui n'en finit pas, dans lequel « une catastrophe va se produire, c'est sûr » je me dis... Et oui, ça a effectivement mal fini. Oui, une catastrophe s'est produite, mais dans la passé, quand j'étais une petite fille, et l'adulte que je suis aujourd'hui est en sécurité, pas de catastrophe à l'horizon, mon futur n'est pas voué à la destruction. Ouf... L'espoir revient. Il revient quand je mets des mots, du sens sur ce qui est arrivé. Voilà pourquoi je veux témoigner. Ce qui est curieux, c'est que les souvenirs du viol de mes cousins ont toujours été là, près de moi, familiers, mais comme hors conscience. Des souvenirs avec des sensations... Celles d'après.
Je me revois dans l'entrée de la cuisine de ma grand-mère, après que le viol ait eu lieu. Je suis ni dehors, ni dedans. Tous les cousins et cousines sont là. C'est l'heure du goûter et j'ai une tartine de confiture à la main. Je me souviens clairement être dans un état second, dans un monde parallèle, comme dans du coton et je me dis "comment c'est possible de manger comme si de rien n'était après ce qu'il c'est passé". J'ai l'impression d'avoir fait une grosse bêtise. Impossible de parler. Interdit de dire. Je mange ma tartine de confiture.
Cette tartine représente pour moi le viol
Le silence destructeur qui a suivi. La culpabilité. Le moyen trouvé pour survivre. Illusion de douceur, comme un poison. Le souvenir du sucre pour cacher l'horreur. Mais souvenir comme bouée de sauvetage quand j'ai commencé à réaliser l'horreur des faits, quand je doutais de leur réalité, quand j'ai été exclue de ma famille pour être sortie du silence. À chaque fois que j'ai eu l'impression de devenir folle, je me suis raccrochée à cette scène, cette sensation d'étrangeté et cette simple question d'enfant, "comment c'est possible de manger comme si de rien n'était après ce qu'il c'est passé"...
Je ne sais pas quel âge j'avais. Peut-être 6 ou 7 ans. Ma sœur est là. Elle est a 10 mois de moins que moi. Eux, ils sont trois. P.N. a le même âge que moi. C. et N. ont 3-4 ans de plus. À l'époque j'étais à part dans la bande de cousins-cousines. Je me souviens de « conseils » organisés par eux pour savoir s'ils allaient m'autoriser ou non à jouer avec eux.
Le jour du viol, on est en comité restreint, dans la chambre de P.N., ce qui est inhabituel, on y allait rarement. Ils ont fermé à clef. Ils ont prévu. Leur « jeu », c'est de résister à leurs tortures sans pleurer. Je vois ma sœur nue sur le lit, elle pleure. Je ne le supporte pas. Je décide de prendre sa place car je sais que je ne vais pas pleurer. Je vais à bonne école à l'époque. Mes parents m'élèvent à la dure, interdiction de verser des « larmes de crocodiles » comme ils disent. Je suis nue à mon tour sur le lit. C'est là que tout explose. Le choc. Juste des morceaux de souvenirs, des morceaux de moi. Je vois la colonne au milieu de la chambre. Je vois l'armoire avec une partie vitrée transparente. Je vois qu'ils veulent faire entrer un sein que je n'ai pas dans une poignée de cartable. Je vois mais ne ressens rien. Je vois que je ne pleure pas.
Tout à coup ça frappe à la porte. Les mères sont là, demandent ce qu'on fait comme « bêtises ». Les gars paniquent, nous cachent dans l'armoire, nues. J'ai honte, peur qu'on nous découvre comme ça. « C'est sûr je vais me faire engueuler » je me dis. Mais elles n'insistent pas. Elles n'ouvrent pas la porte. Elles partent. Après, je sais plus. Après, c'est la tartine de confiture. Après, j'ai eu une place auprès de mes cousins. J'avais fait mes preuves, et quelles preuves... Après, j'étais la seule fille qu'ils autorisaient à traîner avec eux. La seule fille aussi que les parents autorisaient à aller avec eux. Pourquoi ? Elles, ma sœur, mon autre cousine du même âge, pouvaient être protégées. Moi je pouvais être sacrifiée... En grandissant, je suis même devenue la « cousine préférée » de mes cousins. Je me nourrissais de ça, moi qui vivais l'enfer à la maison, j'étais la préférée de quelques uns. Cher payé pour être « aimée », car j'y croyais. Je croyais qu'ils m'aimaient. Je me sentais même « protégée ». Folie. Perversion. Mais petit à petit, avec l'aide de ma thérapeute, j'ai réalisé que ce n'était pas de l'amour, que cette place auprès d'eux était un piège, le prix du silence. Les mots d'amour un anesthésiant destiné à m'endormir, à m'aveugler, comme la tartine de confiture. Je me suis mise à entendre leurs mots différemment. Ils me trouvaient jolie. C. me trouvait à son goût, se frottait à moi à l'occasion de slows dans les fêtes de famille. « Ah si j'étais pas sa cousine » disait-il... Et moi, j'étais si désespérée, je me sentais si seule, si monstrueuse, que oui, j'aurais pu, je l'aurais laissé faire... Tout comme j'ai laissé faire beaucoup d'hommes car je ne me croyais de valeur que sexuelle, et puis après... après... peut-être aurais-je un peu de tendresse, un peu de douceur, comme la tartine de confiture. Comme si rien ne c'était passé.
J'avais écrit une première version de ce témoignage, dans lequel le mot « viol » apparaissait à peine, et seulement à la fin. La bouffe prenait toute la place, cachait la réalité de ce que j'avais vécu et me maintenait dans le silence des faits, dans l'interdit de dire, qui détruit. Or quand je parle, la boulimie s'apaise, je sors de l'enfermement et je rentre dans la vie... Merci de m'avoir lu.