Il y a bientôt 10 ans, mon monde s'est arrêté de tourner. J'ai vécu la période la plus dure de ma vie, si dure qu'il y a des moments où on se demande si on ne pourrait pas perdre ses attaches avec le réel. Biensûr on m'a dit que c'était une chance pour nous et certainement que oui. Pourtant il me semble que 10 ans après mon corps, mon âme est encore souffrant et bouleversé de ce cataclysme. Si bien suivre le chemin qui me mène vers une autre vie, une vie d'adulte, de femme, de mère peut-être un jour, me semble trop difficile car j'ai mis ma folle énergie de jeunesse dans un autre combat dont je suis sortie victorieuse mais pas indemne.
Il y a bientôt 10 ans, j'ai pris un peu conscience de ce que m'avait fait mon père et quand ma soeur m'a parlé, je l'ai ai crue. J'ai été dans un CMP chercher un peu de secours pour nous préparer à surmonter ce qui devait suivre quelques mois plus tard: porter plainte, dire ce qu'il avait fait. Mais qui peut se préparer à vivre ça?Aujourd'hui c'est mon secret. Je ne peux pas dire à mes collègues de travail lorsqu'on parle de choses un peu personnelles que je n'ai plus aucun contact avec mon père parce qu'il m'est insupportable de voir sa sale gueule de porc, lui qui a bousillé ma petite soeur et que pour moi mon père, celui dont j'avais tant besoin lorsque j'étais enfant est mort. J'ai préféré le tuer symboliquement plutôt que d'être la fille d'un pervers.
Il était violent et colérique. Ca aussi je dois vivre avec. Vivre avec mes angoisses de petite fille. Il pratiquait la violence à but pédagogique. Fracasser tes affaires quand elles n'étaient pas assez rangées. Rester à genoux les mains sur la tête une demi-heure, pourquoi au juste? je ne sais plus. La raclée et le bac à eau pour une tâche d'herbe. Ma soeur traînée par les cheveux jusqu'à ce qu'ils restent dans ses mains pour avoir pris du chocolat dans le placard sans autorisation. Et puis j'abrège mais il y a d'autres choses encore...
Certains jours, il était de bonne humeur. On le savait en l'entendant marcher. Quand on lui apportait le café au lit, on avait le droit de rester un peu avec lui. On profitait alors de retrouver ce papa-là. C'est comme ça que ça a commencé. Un jour, il a établit la règle de se déshabiller pour rester. Et puis ça a continué... Il nous a tuées dans ce qui nous restait de serein, de sûr.
On me dit encore et encore que je manque de confiance en moi. J'ai obtenu un diplôme bac+5 à la force de ma ténacité mais finalement ce n'étais pas si dur. J'ai tant de mal à le faire valoir pour obtenir un emploi. Je me sens certains jours inadaptée socialement, différente au plus profond de moi, comme si le monde était régit par des codes dont on ne m'avait pas donné le secret. Biensûr je fais les choses de mon mieux, j'y mets tout mon coeur mais ça ne semble pas suffire. Je voudrais dans mes rêves qu'on me donne ma place et que je n'ai plus à avoir peur de la perdre, que je sois reconnue pour mes qualités.
En ce moment je travaille avec une personne colérique. Hier elle m'a évincée de l'activité que j'avais préparée avec soin. J'ai un poste précaire, assise sur un siège éjectable, 9h par semaine, même pas de quoi vivre. Je me donne sans compter et elle se déchaîne sur moi parce que j'ai eu une défaillance la semaine dernière. Alors j'ai envie de prendre ma revanche. Etre recrutée ailleurs et démissionner sans la prévenir. Seulement je suis pas très à l'aise pour être recrutée. Comme prise dans un piège.
Au lendemain du procès, on a vécu des heures sombres. On était toutes prises d'une folie destructrice. Quand ma sœur s'est retrouvée aux soins intensifs et a frôlé la mort après sa énième TS, j'ai ressenti comme un coup de couteau au sommet de mon crâne. On a revisité nos années d'enfance pour les éclairer d'une lumière nouvelle, traquer tout ce qui n'aurait pas du être mais qu'on a pris comme les enfants qui prennent ce que leurs parents leur donne. Je crois que si des parents donnaient à manger du caca à leur enfant, il finirait par apprendre à trouver ça bon.
Je vis moins dans ce passé sauf quand je traverse des périodes difficiles. Pourtant cela ne suffit pas. Il me semble que mon corps est martelé par les épreuves que j'ai traversées, si bien que je me sens horriblement vulnérable et fragile pour vivre mon présent. Je rêve encore d'un havre de paix qui échapperait à toutes les remises en question, aux drames. Je remporte certaines victoires biensûr. Tout n'est pas sombre mais tout me semble encore si fragile et éphémère.
La vie de l'après
Témoignage
Publié le 13.01.2009