Le poids du silence
Je viens d'une famille que beaucoup considèrent encore aujourd'hui comme "formidable", merveilleuse. Un père médecin de renommée mondiale, chirurgien des hôpitaux de Paris, une mère professeure d'anglais, et cinq enfants adoptés - tous de parents biologiques différents. Ces cinq adoptions, aux yeux de l'extérieur, étaient la preuve la plus flagrante de la "générosité" de mes parents, de leur "bonté chrétienne", car oui, ils étaient - et sont encore - de fervents catholiques, affichant leur foi à tout instant comme preuve de leur respectabilité, de leur "grand coeur". Ma mère donne encore aujourd'hui des cours de catéchisme. Mon père continue d'être invité dans les congrès de médecine où on lui déroule le tapis rouge malgré son état de sénilité avancée. Je crois être la seule à savoir depuis toujours que tout ça n'est qu'une façade.
Je devais avoir environ 8 ans. C'était un soir, j'avais du mal à m'endormir, j'avais peur dans le noir. J'ai voulu aller rejoindre ma mère dans le lit de mes parents. J'avais des terreurs nocturnes et je pense que déjà à l'époque j'étais fragilisée par tout le contexte incestuel dans lequel j'avais grandi - une attitude de mon père sans cesse frôlante, des exhibitions présentées comme des leçons de choses, des moments de nudité très équivoque...
Mais bref, ce soir-là, j'avais peur. Je suis rentrée dans le lit de mes parents, en fait ma mère n'y était pas, mon père y était seul. Elle devait être sortie, même si c'était rare. J'étais déçue car ce n'était pas lui que je cherchais, mais je me suis quand même allongée dans le lit car j'avais trop peur de retourner dans ma chambre. Je lui ai dit que j'avais du mal à dormir. Il m'a caressé le dos, les épaules, le ventre, et j'ai commencé à me sentir doucement glisser dans le sommeil, j'étais quand même rassurée par sa présence. Mais tout d'un coup, alors que j'étais presque endormie, il s'est mis à me caresser le sexe. Je me souvient très nettement du sursaut de panique en moi, ça m'a immédiatement tirée de mon endormissement et j'étais pétrifiée. Je n'ai pas osé bouger, mais j'avais le coeur qui tambourinait. Je savais que c'était sale, interdit, anormal. Ça a duré longtemps, plusieurs minutes peut-être. J'ai ensuite mis plusieurs heures à trouver le sommeil...
Je n'ai rien dit pendant des années. Déjà, parce qu'au début, je crois que j'ai tout fait pour oublier. Puis, à l'adolescence, le souvenir m'est revenu clairement en mémoire et j'ai vécu les pires années de ma vie, rongée par une colère intérieure, un dégoût et une peur que je mettais une énergie énorme à cacher derrière un sourire de convenance. Je faisais tout pour éviter mon père, il me "cherchait" en permanence, comme s'il s'amusait de ce qu'il semblait prendre pour un "jeu". Avec cet air tout le temps fier de lui, il me révoltait. Et à qui aurais-je pu parler, dans cette famille ultra-tradi, où les tabous sont nombreux, et où il était vu comme un demi-dieu?
Vers vingt ans, encouragée par une psy (que je consultais pour les terreurs nocturnes que je continuais d'avoir...), j'ai parlé à ma mère. Elle m'a tout de suite crue. J'ai cru que j'allais enfin être libérée. Mais ce dont je ne me rendais pas compte du tout à l'époque, c'est qu'elle aussi ne vit que pour le qu'en-dira-t-on... Elle m'a cru mais ça n'a rien changé. Ma parole est tombée dans le vide. Rien ne s'est passé. "Il a sauvé tellement de vies, on peut bien lui pardonner ça...", "Il ne t'a tout de même pas violée", "Ce n'est arrivé qu'une fois, après tout", "Il faut savoir pardonner, tiens va donc à la messe ça va t'aider" ont été en gros ses principales réponses à ce qu'il m'avait fallu tant de courage pour révéler.
Aujourd'hui j'ai 43 ans et le plus long a en fait été de comprendre combien l'attitude de ma mère a été tout aussi destructrice que les gestes de mon père. J'ai fini par comprendre que pour elle, je suis "celle par qui les ennuis sont arrivés", l'origine du problème. "Mais pourquoi es-tu allée dans ce lit, aussi?!", m'a-t-elle même dit un jour.
J'ai fini par couper les ponts avec eux, je garde des contacts avec quelques cousins, oncles et tantes qui sont au courant et qui ont l'air de mesurer la gravité les choses, je me tiens à distance des autres, qui, je crois, font semblant de ne pas savoir.
Aujourd'hui je vis avec le sentiment que le silence n'aura jamais été brisé jusqu'au bout. J'ai parlé, j'ai fait tout mon possible pour le briser, ce silence, mais ça n'a pas eu beaucoup de conséquences. Mes frères et soeurs et moi sommes éparpillés, aucun ne va bien, mais nous cherchons tous à nous construire loin les uns des autres car tout ce qui nous ramène à notre enfance nous fragilise. J'ai appris des années après avoir quitté le domicile de mes parents que mon petit frère avait subi des attouchements aussi. Il est comme moi: fragilisé, mais battant.
Parfois quand je lis des témoignages ou faits divers d'incestes faits de viols à répétition, de choses très violentes, je me demande comment on peut survivre à ça. Je pense aussi à celles qui ont été violées par un inconnu. Qu'est-ce qui est le plus destructeur ? Je crois que malgré la violence physique d'un viol subi sous la contrainte à l'âge adulte on peut difficilement faire plus destructeur que des gestes sexuels de la part d'un père. Un père, c'est celui qui est censé nous protéger. L'inconnu dans la rue, il peut nous faire très mal, mais on n'attend pas de lui de la protection. Ce soir-là, dans ma chemise de nuit de petite fille modèle, j'étais venue chercher du réconfort. On ne se sent plus jamais en sécurité nulle part quand celui-là même qui est censé nous protéger franchit cette limite-là.
Et même à la limite, moins le geste est violent, plus il est déguisé en douceur, en tendresse, plus la violence intérieure est forte, car c'est encore plus impossible d'y voir clair, de comprendre ce qui vient de se passer.
J'ai vécu énormément d'incestuel déguisé en tendresse dans mon enfance et je crois que je n'aurai jamais fini de clarifier l'infinité de micro-souvenirs de cet ordre dont est encombrée ma mémoire.
Je me sens aujourd'hui tout de même plus forte que jamais, car j'ai réussi à devenir adulte, indépendante, lucide, et en particulier tout le chemin pour y voir clair sur la toxicité de ma mère a été long et difficile. Même elle ne m'a pas protégée... Mais je me suis découvert une autonomie, une capacité à m'auto-protéger, une force mentale que je ne me soupçonnais pas. J'ai été fragilisée mais je suis beaucoup plus forte que ce qu'on m'a fait croire!
Cela dit, je garde encore pas mal de problèmes de sommeil, comme un ultime vestige du traumatisme. En particulier, certains soirs, alors que j'avais commencé à m'endormir paisiblement, je me réveille en sursaut, et je mets ensuite des heures à me rendormir...
Bonjour,
je vous remercie pour votre témoignage qui ressemble tellement à l'expérience de mon épouse. Une famille catholique investie et reconnue, 6 frères et sœurs dans la fratrie et un inceste de son frère de 5 ans son ainé. Un milieu incestuel selon elle. Un silence de plomb. Elle a finalement brisé le silence il y a un mois mais cela ressemble pour le moment a un feu de paille. beaucoup de souffrance. Si l'inceste et toujours un drame, je crois que ce milieu, avec ses spécificités et ses tabous ajoute une charge supplémentaire de culpabilité et de silence alors que ce devrait être le contraire. J'hésite à proposer une association sur ce sujet spécifique, en lien avec l'AIVI pour faire de l'information, de la protection et de l'écoute. Ce sujet est encore en réflexion car je suis très occupé par ailleurs et que ce sujet reste encore à vif chez nous.
Bon courage à vous,
Camille.
Merci pour ton témoignage poignant ! Ton histoire pourrait alimenter le scénario d'un thriller "Un couple au dessus de tout soupçon" Depuis 10 jours, j'ai enfin mis un MOT sur mes MAUX et je parcours quotidiennement le site. Lire ton témoignage provoque une résonance en moi ! Je viens de découvrir que pour moi aussi l'inceste était DÉGUISÉ en douceur et tendresse paternelle et tout comme toi, je n'aurais jamais fini de clarifier l'infinité des micro-souvenirs qui polluent ma mémoire. Je ne comprenais pas ses "sauts d'humeur à mon égard : il était tout tendre et "baveux"," Viens ma poupée " puis ensuite ses "Salope" ou "pute" !
Tout comme toi je suis insomniaque depuis mon enfance mais je sais aujourd'hui pourquoi. Je suis aujourd'hui une thérapie qui est tellement efficace que je réussis à dormir près de 4 heures d'affilées sans me réveiller, cela fait du bien. Trouver le sommeil est une bonne base pour se construire. Je vais laisser les coordonnées de mon thérapeute sur le site.