Lettre à ce père
Voilà plusieurs semaines, plusieurs mois même, que je remets à plus tard de t’écrire. Je me décide enfin, car me taire me coûte trop et j’ai besoin de te dire tout cela, afin de pouvoir avancer dans ma nouvelle vie. J’aurais aimé pouvoir te dire en face ce que j’ai à te dire, mais l’éloignement étant ce qu’il est, c’est difficile, et puis, la force m’a manqué de traverser la France pour retrouver en face de toi.
Je veux que tu saches que ce que tu m’as fait quand j’étais petite, je devais avoir 8 ou 9 ans, ou un peu plus, a été à l’origine d’une vie faite de rencontres avec des hommes qui ne m’ont pas plus respectée que toi tu ne l’as fait. Ne sachant pas, jusqu’à cette année, ce qui s’était passé entre toi, qui était mon père, et moi, qui n’étais alors qu’une petite fille, et qui s’appelle inceste. Je n’avais pas compris que tous ces épisodes de violence étaient anormaux et inacceptables. J’ai toujours reçu ces agressions comme des gestes d’amour, d’attirance, de désir. Il a fallu que je touche le fond avec cet amour fou pour Adrien, et que je consulte un psy, afin d’éviter de mourir de douleur, pour découvrir ce que tu m’as fait. Découvrir aussi ce que tu as fait à ma soeur.
Oui, le secret était bien gardé. Gardé par un tacite accord, comme c’est toujours le cas, car les enfants sont totalement démunis lorsque cela arrive. Ils ne savent pas, alors, que c’est anormal, qu’il faudrait qu’ils crient, qu’ils se rebellent, qu’ils appellent au secours. Mais, lorsqu’ils le font parfois, ne sont-ils pas traités, souvent, de menteurs, d’affabulateurs ? Ils ne le savent pas, et en même temps, parce que le père brise en eux, par le fait même de ces gestes incestueux, leurs défenses naturelles, en endommageant leur cerveau. Ils en sont empêchés. Car oui, leur cerveau, en réaction à cette agression très violente, disjoncte en quelque sorte, afin de protéger en eux l’élan de vie.
C’est ce qui m’est arrivé. Oui, c’est de l’inceste, et que tu m’aies ou non « pénétrée » n’y change rien. Les atteintes sexuelles, les agressions sexuelles et les viols sont de l’inceste lorsque l’auteur est l’ascendant de la victime. Alors, bien sûr, tu essaies de t’en tirer à bon compte, en niant, après avoir avoué, avoir fait quoi que ce soit dont tu pourrais avoir honte. C’est si facile ! Et si lâche ! Mais j’ai ta lettre. Celle que tu m’as écrite dans un élan de courage. Et, si les paroles s’envolent, les écrits, eux, restent. Si tu avais juste mis ta main sur ma peau, comme tu l’écris, et que tu l’avais fait comme un père peut le faire à sa fille, d’une façon tendre et saine, sur le bras, par exemple, tu n’aurais pas à en avoir honte et tu ne parlerais pas de faute. Mon corps se souvient qu’il n’en est rien et, même si tu n’en dis pas plus, je sais que tu n’as pas fait « que » cela. Lorsque les souvenirs affluent, je peux t’assurer que c’est très violent. Tu n’avais pas le droit de me faire ce que tu m’as fait.
J’ai 57 ans, bientôt 58 et, enfin, je comprends ma vie faite d’agressions sexuelles, d’attouchements, de viols, de domination et de manque de respect de la part des hommes, agressions que j’ai toujours tolérées, comme j’ai toléré ce que tu m’as fait, car je n’étais qu’une enfant. J’ai toujours voulu rebondir, repartir de l’avant comme si de rien n’était, car je ne savais pas, alors, les dégâts que mon cerveau d’enfant avait subis.
C’est fini maintenant. Je n’ai plus aucune estime pour toi, qui as gardé le silence toutes ces années, qui n’as pas eu le courage d’avouer tes fautes quand il était encore temps pour nous, enfants, d’être soignées. Tu t’es dit, certainement, que nous oublierions, et que cet oubli te protégerait. Oui, nous avons oublié, cet oubli t’a protégé. Parce que j’ai oublié, et que ma soeur aussi s’est tue, pendant toutes ces années, depuis qu’elle s’en souvient ; sache que moi, je ne me tais pas. Il y a une chose que j’ai toujours faite dans ma vie : parler lorsque je le devais. Alors cela ne va pas changer aujourd’hui. Le silence est la pire des choses. Le silence peut tuer et protège les auteurs. La parole libère les victimes.
Avant de te quitter, je veux te demander une chose importante : as-tu aussi touché mes enfants lorsqu’ils étaient chez vous ? D’autres enfants ? Ne m’appelle pas, écris-moi. J’espère que tu auras à cœur de libérer ta conscience à cet âge avancé, qui te protège de toute poursuite judiciaire.