Je pense n'avoir jamais posé des mots sur ce que j'ai vécu.
Je me considère chanceuse d'avoir réussi à libérer la parole un soir, alors que j'étais à peine âgée de 12 ans. Je me souviens quel film ce soir-là m'a fait tellement pleurer que ma mère a trouvé que cette intensité de pleurs ne pouvait pas être seulement liée au film. J'ai eu de la chance qu'elle ait insisté. Je me souviendrai à jamais de son cri, celui qui te transperce, tel un coup de poignard dans le cœur, lorsqu'elle a entendu ce que mon père me faisait. Je ne me souviens pourtant pas des mots que j'ai pu utiliser. J'ai eu de la chance, ma mère m'a cru et a réalisé toutes les démarches... Sur le moment, je lui en voulais, mais finalement j'ai compris que c'était pour me protéger. J'ai eu de la chance, mon père n'a pas nié longtemps les faits, il n'a pas supporté m'entendre répéter à haute voix "il dit que je suis menteuse, il dit que je suis une menteuse".
Oui, mon père a reconnu ses gestes...partiellement. Devant le juge il s'est montré père aimant et je l'aimais aussi... même si souvent il me terrorisait. Et puis mon frère il adorait mon père et s'il m'a cru lui aussi, il n'a jamais cessé de l'admirer. Alors par peur du changement, j'accepte de toujours voir mon père car c'est mon père et que le juge a demandé que ma belle-mère soit toujours présente... Sauf que ma belle-mère n'a jamais vraiment su la vérité. Finalement, les souvenirs des abus peuvent devenir moins douloureux mais ce qui est difficile à porter c'est le silence. De ne pas dire aux autres qui était vraiment ce père, et de continuer à sourire quand on entend des éloges de lui.
Personne ne remarquait que notre relation n'était pas très saine, non, un bon père n'est pas quelqu'un qui sort dans les bars avec sa fille. C'est ce que nous avons fait après une séparation avec mon compagnon de l'époque. J'avais recherché un vrai père à ce moment, que je n'ai jamais trouvé. Puis j'ai construit une famille et j'ai pris conscience de devoir protéger mes enfants... J'ai pris la décision de le voir moins souvent, ce qui m'a valu des reproches : "je n'ai jamais fait du mal à des petits garçons" disait il. Malgré tout il y avait une pression familiale : "c'est ton père, tu risques de le regretter". Ce qui est malheureux, c'est que seule sa mort a réussi à me libérer de cette emprise. Aujourd'hui le plus dur, ce n'est pas les souvenirs des abus, mais leur impact sur ma sexualité... "Suis-je normale d'aimer ça ? Est-ce pour cela que je ne suis pas à l'aise pour ça ?" Le travail est long, même après 26 ans...mais la vie vaut le coup de se battre.