Parent protecteur, pas tant que ça puisqu'un gamin de 13 ans, le fils de ma demi-sœur, dont les comportements dérangeants nous avaient pourtant alertés à plusieurs reprises (violences, tentative d'agression sexuelle d'une fillette de son âge lors d'une sieste), a pu violer notre fille de trois ans sous notre toit...
...un été qu'il était en vacances chez nous, sans que nous puissions rien faire pour l'empêcher et sans que nous nous en rendions compte.
Pendant un an, nous avons ensuite vu notre fille s'emmurer loin de nous sans comprendre ce qui se passait. Pourquoi refuse-t-elle de manger avec nous ? Pourquoi se masturbe-t-elle devant nous ? Pourquoi est-elle si bizarre ? Nous ne comprenions rien, mais nous n'avons pas non plus fait appel à un psychologue, parce que nous pensions qu'il s'agissait d'une phase transitoire. Notre fille continuait d'avoir des moments joyeux. Surtout, nous étions à mille lieues d'imaginer qu'une telle horreur puisse nous arriver à nous, parents avertis, instruits et ouverts sur le monde. Une belle connerie, oui. Il a fallu que mon mari surprenne l'été suivant ce neveu si propre sur lui, si mignon et si intelligent, en train d'agresser un autre enfant de notre cercle proche pour que d'un seul coup nos yeux se dessillent.
Le futur gendre idéal avait attendu, comme un prédateur, que M., âgé de quatre ans, se retrouve seul dans une tente plantée dans le jardin d'une maison de vacances, pour se glisser derrière lui et lui demander de baisser son short. Mon mari a surpris T. à ce moment, ce qui a protégé M., qui avait commencé à expliquer fermement à T. qu'il était hors de question que quiconque lui ôte son short. Mon mari a attendu que T. ait regagné le domicile de sa mère pour m'expliquer la scène dont il avait été témoin. Nous avons alors posé des questions à notre toute petite fille, qui a enfin réussi à se libérer du poids énorme qu'elle gardait depuis un an. Elle nous a aussi avoué qu'elle était très en colère et persuadée que nous savions. Qu'elle n'avait plus confiance en nous. D'abord nous avons pleuré du matin au soir. Nous avons aussi emmené notre fille au commissariat pour qu'elle se confie aux policiers de la brigade des mineurs. Nous avons porté plainte et notre fille a bénéficié de l'aide d'une psychologue de l'aide aux victimes. T., qui devait se douter que nous poserions des questions à notre fille après l'agression sur M. dont mon mari avait été témoin, nous a appelés pour prendre de nos nouvelles d'un air détaché, ce qu'il n'avait jamais fait les années précédentes. Nous lui avons demandé de ne plus nous appeler, c'est tout ce que nous étions capables de lui dire.
Après avoir porté plainte, j'ai appelé A., ma demi-sœur, la mère de T., afin de l'informer de notre démarche. À ce moment-là, nos sentiments à l'égard de T. étaient assez ambivalents. Nous estimions qu'il était indispensable de déposer plainte, parce que nous voulions que notre fille sache que nous l'écoutions et la croyons, mais nous voulions aussi que T. soit pris en charge et soigné. Lorsque j'ai expliqué à sa mère ce que T. avait fait à ma fille de trois ans, elle a objecté : « Tu vas foutre sa vie en l'air. » Elle parlait évidemment de son chérubin qui avait abusé d'une petite fille de trois ans. Je lui ai alors répliqué que pour ma part, je devais protéger ma fille, sa nièce, une petite fille de trois ans que son fils avait agressée. Je n'ai pas parlé de viol, parce que je n'arrivais pas à prononcer le mot. Ma demi-sœur a alors dit : « Je suis sûre qu'il a été violé par son grand-père. » Elle parlait du père du père de T. Je lui ai recommandé de faire ce qu'il fallait pour T., d'aller voir un psy, je ne savais pas trop. Elle ne m'a pas demandé comment allait ma fille. Lorsque ma demi-sœur fut interrogée par la police, elle assura que mon mari et moi étions des drogués. Le policier qui menait notre contre-interrogatoire fit remarquer que si tel était le cas, elle était quand même inconséquente de nous confier tous les ans son fils chéri, la prunelle de ses yeux. Il nous a aussi indiqué que nous aurions mieux fait de ne pas prévenir ma demi-sœur que nous avions porté plainte, parce que cela avait réduit à néant l'effet de surprise, qui aurait permis aux policiers de découvrir des photos ou des documents compromettants dans l'ordinateur de T. lorsqu'ils s'étaient rendus au domicile de ma demi-sœur pour l'interpeler.
Nous n'avons pas non plus conservé le tee-shirt ignoble que T. avait fabriqué à notre intention avant de rentrer chez lui, l'été où il a violé notre fille. Il avait découpé un sexe dans le bas du tee-shirt et y avait dessiné des scènes obscènes. Il mettait tellement mal à, ce tee-shirt, que nous l'avons jeté. Quand nous en avons parlé à des amis qui connaissaient T., ils nous avaient répondu que T. était un jeune homme trop parfait, trop verrouillé, et qu'il avait sans doute choisi ce moyen pour se libérer d'une trop forte pression sexuelle. Nous aurions alors jugé plutôt ridicule de nous appesantir sur notre sentiment de malaise. Les parents de M., le gamin que T. avait agressé, ont décidé de ne pas porter plainte, jugeant que M. avait pu se défendre et qu'il n'était donc pas nécessaire de lui imposer une procédure judiciaire. J'ai appelé ma sœur parce que je jugeais indispensable d'alerter toute la famille. Nous étions les seuls, mon mari et moi, à recevoir T. pour les vacances depuis des années, mais il pouvait décider de sévir chez un autre membre de la famille. Les relations sont compliquées au sein de notre famille, ce serait trop long à expliquer ici. Disons que nos parents n'ont rien fait pour maintenir la cohésion familiale. J'ai quand même été très surprise quand C., ma sœur, m'a assuré que ma fille avait dû mentir, parce que les enfants mentent souvent, c'est connu. Elle a invoqué mon père, qui n'est pas un modèle de pater familias, pour appuyer ses dires. J'ai répondu que j'avais plus urgent à faire que de convaincre qui que ce soit que ma fille avait dit la vérité et que je me passais volontiers des conseils d'éducation de notre père. Dans un premier temps, la belle-mère de T nous a indiqué au téléphone que T. était effectivement bizarre et avait des comportements suspects avec son petit frère et sa petite sœur. Elle s'est ensuite rétractée et a même nié avoir tenu de tels propos. Petit à petit, notre fille nous a raconté ce que T. lui avait fait, lorsqu'elle se réveillait la nuit, en plein cauchemar. Nous craignions que ce qui portait décidément le nom de viol ne compromette sa vie à perpétuité, mais la psychologue nous a rapidement rassurés : parler et surtout être crue lui permettrait de reprendre le cours de sa vie sans dommage important. La psychologue nous conseillait également d'être attentifs au moment de l'adolescence. Notre fille avait quatre ans quand nous avons porté plainte. Nous avons décidé de ne pas nous constituer partie civile et jugé inutile de faire appel à un avocat. Nous ne voulions pas qu'elle se rétracte sous la pression familiale au cours d'une audience ou d'un procès. T. a bénéficié d'un non-lieu. J'ai dû insister longuement pour obtenir le résultat de l'audience. Une employée du greffe m'a affirmé au téléphone : « Vous avez choisi de ne pas faire reconnaître votre fille comme victime. » On se demande ce qui peut pousser une personne qui travaille dans le milieu judiciaire à s'autoriser le droit de dire une énormité pareille d'un petit ton aussi péremptoire qu'une gifle.
Dix-sept ans après, nous ne savons toujours pas si T. a bénéficié d'un suivi psychologique. J'ai envoyé un long courrier à la juge chargée du dossier, sans obtenir aucune réponse. Nous n'avions pas recouru aux services d'un avocat, nous avions refusé de nous constituer partie civile, nous n'avions qu'à en supporter les conséquences, après tout. Que nous ayons pris ces décisions pour protéger notre fille d'un système judiciaire en lequel nous n'avions que peu confiance et parce que nous ne voulions pas que notre fille, après avoir été contrainte de garder le silence une année entière, soit le quart de sa petite vie, revienne sur ce qu'elle avait réussi à nous confier, était après tout de peu d'importance. Notre fille va bien, nous avons survécu ensemble à l'horreur et au sordide que T. a plantés dans notre vie. Nous ne regrettons pas de ne pas avoir forcé notre fille à subir un procès dont nous n'ignorions malheureusement pas l'issue. Dix-sept ans après, je viens à peine de renouer le contact avec mon frère et ma sœur. Nous allons essayer de reprendre notre histoire là où elle s'est interrompue. T. est DRH d'une importante société et fait partie de l'équipe dirigeante d'une équipe de foot dont il fréquente apparemment les vestiaires. Je le piste sur les réseaux sociaux et sur Internet, même s'il y est très discret. Il faut dire qu'il y a des années, j'avais posté un message allusif sur son profil Facebook. J'ai vécu des années avec la peur qu'il ne se venge sur ma fille. J'ai vécu des années avec une haine étouffante et grinçante, échafaudant contre lui et sa mère des vengeances que je savais vouées à l'échec. Pendant des années, A. a échangé régulièrement et ostensiblement sur les réseaux sociaux des messages avec les autres membres de ma famille, dont j'avais dû m'éloigner à cause des agissements de son fils. J'aurais préféré parvenir à pardonner. J'aurais préféré qu'on m'explique comment gérer tout ça.