Pourquoi la mémoire traumatique est revenue si tard ?
Pendant dix ans, lorsque je partageais mes questionnements sur une éventuelle agression sexuelle à des soignant·e·s, les réactions étaient soit du déni, soit une réponse médicamenteuse. Personne n’a jamais interrogé mes doutes. Le passé appartenait au passé et l’important était d’envisager la suite. Vivre avec. Mais comment se construit-on lorsque les fondations sont pourries ? Avec des traitements qui contiennent et étouffent les émotions et le passé ? Et si le passé avait justement besoin de ressurgir et d’être accueilli pour être guéri ?
Après de nombreuses années, une seule personne, victimologue, m’a demandé pourquoi j’avais ces doutes. J’ai partagé une longue liste : l’énurésie nocturne jusqu’à mes 15 ans ; mon premier copain – sa langue dans ma bouche et mon envie de mourir ; le dégoût et la honte dans ma sexualité ; mes relations déstructurées aux hommes ; les cauchemars à répétition avec des scènes de tortures et de violences sexuelles – ces mêmes images de violences que j’avais besoin de ressasser le soir pour arriver à m’endormir ; les angoisses sourdes qui arrivent par intermittence, sans raison apparente ; l’absence de souvenirs de mon enfance ; ma réaction émotionnelle disproportionnée lorsque j’ai vu la formidable pièce de théâtre d’Andréa Bescond (2014) sur la pédocriminalité et que je n’arrêtais pas de sangloter… Il a écouté puis il m’a répondu : « Oui, c’est tout à fait possible, vous avez tous les symptômes. Mais on ne peut pas l’affirmer ou l’infirmer. Si vous avez été victime de violences sexuelles, vous le saurez quand vous aurez suffisamment de sécurité intérieure pour que se lève l’amnésie traumatique. »
Enfin, quelqu’un ouvrait une porte que jusque-là tou·te·s les soignant·e·s tenaient fermée. Quel soulagement ! C’est si important de sortir du déni face à la terrible réalité de l’ampleur des violences sexuelles, de croire les victimes et de ne pas remettre en question leur parole. Le déni empêche la résurgence des mémoires traumatiques parce qu’il maintient les personnes concernées dans un état de survie insupportable ; parce qu’il participe au tabou.
Quelques fois, le doute est revenu. Est-ce que c’est bien réel ? Ai-je vraiment vécu tout cela ? Les remises en question de quelques proches me contaminaient et me faisaient douter de moi. Pourtant, les émotions, les sensations, les images… tout cela ne s’invente pas. D’ailleurs, quelques mois après la résurgence de la mémoire traumatique, un membre de ma famille a témoigné avoir vu mon père « jouer au papa et à la maman » avec moi quand j’avais 4 ans. Enfin, une preuve de l’extérieur est venue valider mes ressentis et leur donner une légitimité. Je pense à toutes les victimes qui n’ont pas la « chance » d’avoir de témoins... C’est là que j’ai pris conscience aussi que la levée de l’amnésie n’était pas complète car je ne me souvenais que d’un épisode. Aujourd’hui, je sais qu’il y a eu d’autres attouchements. Des mémoires enfouies remontent encore parfois. Il faudra sûrement encore du temps pour que tout émerge et peut-être que certaines mémoires n’émergeront jamais. Il me reste encore ce besoin viscéral de vérité et de clarté, mais peut-être que cela va finir par s’apaiser.