Enfant, je n’étais pas l'être timoré que je suis devenue par la suite.

Témoignage Publié le 29.06.2013

Enfant, je n’étais pas l’être timoré que je suis devenue par la suite. Aujourd’hui encore, je suis constamment sur le qui-vive, toujours en attente du jugement d’autrui, de la phrase qui me mettra à terre. L’acquis a eu raison de l’inné. L’insouciance des premières années a fait place à la peur, la joie à la tristesse, la foi en l’avenir au désespoir, l’assurance à une timidité maladive. Je songe à ce jour où, en classe de seconde, je devais faire un exposé avec l’une de mes camarades. C’était bientôt notre tour. Mon angoisse allait grandissante, mains moites, bouche pâteuse, cœur battant. Je ne parvenais pas à me calmer.

J’avais beau me dire que je n’avais qu’à lire mes notes, rien n’y faisait. J’étais terrifiée. Il me fallait fuir à tout prix, je ne donnais pas cher de ma peau sinon. J’avais levé la main et prétexté que je ne me sentais pas bien, je m’étais réfugiée à l’infirmerie. Ma camarade avait dû faire l’exposé seule. J’aurais pu lui dire les épisodes dépressifs, les phobies d’impulsion, les idées suicidaires, le sentiment de solitude et d’abandon, la peur au ventre avant l’entretien à la Brigade des mineurs. Une amie m’avait accompagnée ce jour-là. Un dédale de couloirs aux murs tristes et sales jusqu’au bureau de l’inspectrice qui avait pris ma déposition. Fort heureusement une femme douce et compréhensive.

L’interrogatoire avait duré trois longues heures. Une éternité. Mon amie m’attendait à la sortie. J’aurais pu lui dire l’incapacité à passer mon permis de conduire. Par deux fois je m’étais inscrite dans une auto-école. J’avais suivi quelques cours de code puis abandonné. Je vivais mal le fait de me retrouver parmi des jeunes gens de dix-huit ans. J’en avais presque quinze de plus. Je me sentais minable, incapable, stupide. Mais il y avait autre chose. Je me reconnaissais dans les Mots (pour le dire) de Marie Cardinale lorsqu’elle mettait en parallèle sa peur de conduire une voiture et sa peur de conduire sa vie. J’aurais pu lui dire l’incapacité à devenir mère. Peur d’enfanter son sosie ou celui de Joël. Peur de rejeter le nouveau-né. Peur d’avoir de mauvaises pensées à l’heure du bain. Peur d’allaiter. J’aurais pu lui dire la phobie de l’eau. Panique à bord dès que je n’avais plus pied.

J’avais bien essayé de combattre ma peur mais rien n’y faisait. J’avais participé à plusieurs stages promettant monts et merveilles aux aquaphobes de mon espèce. L’eau de la piscine, le ventre de ma mère. Lors de l’un de ces stages, je m’étais mise à sangloter dans le grand bain. Ce n’était pas seulement la peur de ne pas avoir pied qui me plongeait dans un tel état. C’était une émotion bien plus profonde, hélas demeurée indéchiffrable. J’aurais pu lui dire la vie intime perturbée. J’avais longtemps considéré le sexe comme quelque chose de sale. Dans les bras d’un homme que pourtant j’aimais, j’avais l’impression de commettre une faute, de perpétrer un acte contre nature. Avec le temps, ce sentiment s’était estompé, mais pas tout à fait. J’aurais pu lui dire l’obsession de la minceur, de la perfection.

A vingt-trois ans, j’avais bien failli basculer dans l’anorexie. Je pesais 53 kilos pour 1,73 m. Jamais de ma courte vie je ne m’étais autant aimée qu’alors. J’aurais pu lui dire les centaines d’heures passées à raconter mon histoire, à verser mes larmes, à rester muette dans l’intimité feutrée du cabinet d’un psychologue, d’un psychiatre, d’un psychothérapeute, d’un psychanalyste. Je n’avais jamais compris la différence entre toutes ces spécialités. Je savais simplement que les psychiatres avaient fait des études de médecine et qu’ils pouvaient prescrire des médicaments. Pour le reste, c’était le flou total. J’aurais pu lui dire les milliers d’euros dépensés pour payer ces oreilles étrangères censées me délivrer. Mais à quoi bon ? Il serait demeuré sourd à ma douleur.