Inceste: vers un premier plan gouvernemental ?

Projet Publié le 15.01.2017

Le 12 décembre 2016, l’ Face à l'inceste était conviée avec d’autres associations à un « point d’étape » concernant les réformes en cours de la Protection de l’Enfance. Lors de cette réunion, la ministre de la Famille, de l’Enfance et du Droit des femmes, Laurence Rossignol, a annoncé que le gouvernement travaillait sur un premier Plan de prévention des violences faites au enfants. L’ Face à l'inceste qui réclame un tel plan gouvernemental depuis 2004 (voir nos 20 propositions) se réjouit bien sûr d’une telle annonce.

Après la réunion, nous avons envoyé une lettre à la ministre Laurence Rossignol. Nous avons tenté d’insister sur le caractère spécifique de l’inceste, qui fait que très souvent les victimes ne sont pas soutenues par leur famille, au contraire. L’intervention des pouvoirs publics pour prévenir, stopper et punir les abus sexuels commis contre des enfants dans leur propre famille est donc déterminante. D’où l’importance d’une formation adéquate des professionnels de la santé, de l’enfance et de la justice.

Voici une copie intégrale de notre courrier à Laurence Rossignol :

Madame la ministre,


Merci beaucoup d’avoir convié Face à l'inceste au point d’étape sur la protection de l’enfance du 12 décembre dernier. Merci également pour l’annonce dans votre discours qui a particulièrement retenu notre attention : celle d’un plan gouvernemental pour lutter contre les violences faites aux enfants.

Parmi toutes les violences qu’un enfant peut subir, nous souhaitons vous parler de la pire qui soit, la violence sexuelle. Savez-vous que dans 75% des cas elle est commise par un membre de la famille ? (SNATED) Que d’après une enquête Harris Interactive / Face à l'inceste de 2015, il y aurait 4 millions de survivant(e)s de l’inceste en France ? Des études scientifiques comme les ACE Studies depuis 1999 ont démontré qu’une exposition prolongée à un niveau de stress toxique durant l’enfance a des conséquences à l’âge adulte qui incluent (source OMS 2014) :

  • - Des conséquences physiques (traumatismes abdominaux ou thoraciques, cérébraux, brûlures, fractures, mutilations, handicap)

  • -  Des conséquences psychiques (abus de drogue et d’alcool, dépression, anxiété, stress post-traumatique, troubles de l’attention, hyperactivité, troubles du sommeil, prostitution, comportements sexuels à risque)

  • -  Des conséquences gynécologiques (douleurs pelviennes chroniques, infections, MST, VIH, grossesses non désirées, avortements non sécurisés)

  • -  Des maladies chroniques (asthme, cancer, diabète, problèmes cardiaux-vasculaires, maladies auto-immunes).

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L’inceste est un véritable fléau de santé publique, une épidémie cachée, et doit être traité comme tel.

La spécificité de l’inceste est le tabou qui l’entoure, et la grande difficulté pour les victimes de trouver du soutien dans leur propre famille. Trop souvent, la famille protège l’agresseur plutôt que la victime, qui se trouve réduite à un silence forcé qui constitue une deuxième violence. Par conséquent le rôle des professionnels de la santé et de l'enfance est crucial pour protéger les enfants.

Trois histoires type parmi les milliers de témoignages que nous avons reçu vous aideront à saisir les enjeux spécifiques à l’inceste :

- Marius, 5 ans. Il se fait remarquer à l’école par des comportements sexualisés sur ses camarades garçons et filles dans les vestiaires de sport et de natation. Par chance, la directrice de l’école prend le temps de l’écouter au lieu de le punir. Il lui dit que son beau-père lui a fait voir des films pornographiques et subir des agressions sexuelles. La directrice déclenche un signalement, mais l’assistante sociale à qui on confie le dossier manque de formation et d’expérience. Elle interroge d’abord les parents seuls, qui nient tout, et puis l’enfant deux jours plus tard, qui nie également (ses parents lui ont dit qu’il ne devait rien raconter, sous peine d’être battu, séparé de sa famille et emmené à l’orphelinat). Le signalement n’a pas de suites. Marius continue les agressions sur ses camardes et se voit finalement exclu de l’école.

- Juliette, 8 ans.Sa mère demande le divorce après avoir subi des violences répétées de son père. Après être allée plusieurs fois seule chez son père, Juliette refuse d’y retourner et finit par révéler à sa mère qu’elle a subi des violences sexuelles, physiques et verbales. Devant le juge aux affaires familiales, le père donne l’impression d’un homme posé et raisonnable, souriant et ouvert au compromis comme à la garde alternée. Il réfute les accusations portées contre lui en utilisant le bouclier pseudo-scientifique du « syndrome d’aliénation parentale ». La mère au contraire apparaît stressée et confuse, très en colère, elle dénonce des violences et refuse énergiquement que son père puisse voir l’enfant tout seul, et demande que son droit de visite s’exerce uniquement en présence d’un médiateur. Le juge donne raison au père qu’il trouve plus raisonnable et coopératif. Il décide la garde alternée, et le martyre de Juliette ne fait que commencer.

- Myriam, 13 ans. Son père est reparti au Maroc, et sa mère s’est remise en couple avec un beau-père qui lui explique qu’elle est désormais une femme depuis qu’elle a ses règles et qu’il faut la « préparer » au mariage. Il la viole. Lorsqu’elle ose évoquer à mots couverts le sujet avec sa mère, sans avoir le courage de tout dire, celle-ci l’insulte et la frappe, lui dit qu’elle devrait « bien se conduire » et « faire attention » avec les garçons. Réduite au silence et à l’impuissance dans sa famille, ayant trop honte pour en parler à ses amies, Myriam multiplie les signaux de détresse : décrochage scolaire, indiscipline, anorexie, scarifications. Le collège réagit par des sanctions et son médecin traitant par une prescription de sédatifs. Son beau-père continue à la violer. N’ayant personne à qui parler, Myriam se jette dans le vide depuis le quatrième étage de son collège. Elle se réveille dans un lit d’hôpital et se dit qu’au moins elle a gagné quelques semaines de répit.

Ce ne sont pas des fictions, hélas, c’est une réalité qui existe en France en 2016. Pour lutter efficacement contre l’inceste, il faut d’abord le reconnaître et le nommer. Et nous le répétons, la formation des professionnels de la santé et de l’enfance est essentielle. Quant elle fait défaut, malgré leurs compétences et leur dévouement, les personnes qui travaillent dans la santé, l’éducation ou l’aide à l’enfance échouent à protéger les enfants contre la pire des violences.


Depuis 2004, l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste réclame aux pouvoirs publics un plan gouvernemental de lutte contre les violences faites aux enfants. Vous trouvez à la fin de cette lettre 20 propositions concrètes que nous défendons depuis 13 ans. Certaines dépendent du ministère de la Famille, d’autres de la Justice, de la Santé, de l’Intérieur ou de l’Éducation Nationale. Mais le plus important est la volonté politique : vous semblez très déterminée à protéger les enfants de toutes les violences, y compris celles commises dans le cercle familial, et nous ne pouvons que vous en féliciter.

Ce que nous vous demandons, Madame la ministre, c’est d’écouter la voix souvent inaudible des 4 millions de survivant(e)s de l’inceste. Nous nous réjouissons de l’annonce que vous avez faite d’un plan pour lutter contre les violences faites aux enfants. Et nous sommes disposés à apporter notre expertise et à participer activement lors des phases de concertation d'un tel plan. Protégeons ensemble nos enfants !

En vous remerciant pour l’attention portée à ce courrier, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos respectueux sentiments.

Isabelle Aubry, présidente de Face à l'inceste

La lettre se terminait par une copie des 20 propositions de Face à l'inceste pour un plan gouvernemental de lutte contre l’inceste.

Un mois plus tard, le 13 janvier 2017, Laurence Rossignol a accordé une interview au magazine Psychologies, qui avait lancé un appel soutenu par Face à l'inceste et qui réclamait 5 mesures concrètes dont la fin de la prescription pénale.


La ministre a confirmé le fait qu’un plan de lutte contre les violences faites aux enfants serait annoncé en février. C’est évidemment très positif et Face à l'inceste se réjouit d’une telle annonce.

Cependant, sur la prescription pénale, la ministre a rappelé la position actuelle du gouvernement et des parlementaires, qui ont refusé de la modifier. Selon Laurence Rossignol, la prescription est « humaniste » et comporterait une forme de « droit à l’oubli » pour l’agresseur. Comme nous souhaiterions que les survivants de l’inceste disposent d’un tel « droit à l’oubli » !! Malheureusement il est très difficile d’oublier une agression aussi grave, surtout lorsque l’agresseur a toujours nié les faits et qu’un procès est impossible à cause de la prescription. Les milliers de témoignages recueillis et publiés par Face à l'inceste le disent et le redisent : il n’existe aucune prescription pour la souffrance des survivants de l’inceste ! Bien sûr la résilience existe, on peut guérir de tous les traumatismes et (ré)apprendre à être heureux mais on ne peut pas oublier, ni renoncer au désir de justice.

Il y a une chose que tous les survivants de l’inceste ont en commun, c’est le désir de protéger nos enfants et d’agir pour éviter qu’il y ait d’autres victimes. C’est pour cette raison que Flavie Flament, Sophie Chauveau, notre présidente Isabelle Aubry, et tant d’autres ont publié des livres sur l’inceste. C’est aussi pour cette raison que la fin de la prescription est utile et nécessaire.

Sur la prescription, la ministre se contredit lorsqu’elle évoque l’affaire Flavie Flament justement. Elle cite ce cas comme exemple de pédocriminel récidiviste, et suppose que dans ce type d’affaires la somme des témoignages pèserait sans doute malgré l’absence de preuves matérielles. Or le témoignage de Flavie Flament et celui de nombreuses autres victimes était atteint par la prescription, et donc juridiquement irrecevable au moment où le scandale a éclaté publiquement. Face à l'inceste a déjà suivi un procès où seule une victime sur 18 pouvait témoigner en raison de la prescription ! Afin de pouvoir poursuivre de façon juste et efficace les prédateurs en série, il est nécessaire que les témoignages restent recevables même 30 ans après les faits. C’est pourquoi le combat contre la prescription reste et restera prioritaire pour notre association.

Nous saluons et célébrons l’initiative gouvernementale, nous voyons l’ampleur de la mobilisation et l’émotion suscitée ces derniers mois par des affaires très médiatisées. Nous attendons les détails de ce premier Plan de lutte contre les violences faites aux enfants. Nous resterons vigilant(e)s et mobilisé(e)s afin que les moyens déployés pour protéger nos enfants des violences sexuelles soient à la hauteur des enjeux, de cette épidémie cachée de l’inceste et de l’immense défi de santé publique qu’elle représente. Madame la ministre, les 4 millions de survivants de l’inceste comptent sur vous.