Décryptage

Dossier Publié le 12.08.2025

En finir avec les idées reçues sur l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineurs et particulièrement l’inceste

  

 

1- L’imprescriptibilité répond aux besoins spécifiques des victimes de violences sexuelles.

VRAI : Les violences sexuelles sur mineurs, et particulièrement l’inceste, sont d’une complexité unique. L’inceste combine à la fois le lien familial brisé et l’agression sexuelle, rendant la dénonciation de ces faits dans les délais légaux actuels extrêmement difficile. Porter plainte contre un membre de sa propre famille revient souvent à faire voler en éclats son foyer. La peur de perdre sa famille dissuade de nombreuses victimes, déjà réduites au silence par le poids du tabou. De même, dépendants des adultes pour porter plainte, les enfants peinent à être entendus ou crus. Selon le rapport 2023 de la CIIVISE, cette incapacité juridique est amplifiée par l’absence de parents protecteurs prêts à agir. En effet, seuls 5 % des pères et 6 % des mères portent plainte pour protéger leur enfant1. Enfin, parmi les victimes ayant témoigné auprès de la CIIVISE, l’abolition des délais de prescription est la mesure la plus demandée (35%). De nombreuses victimes ayant témoigné publiquement le demandent aussi. C’est mentionné dans les livres de Camille Kouchner et Neige Sinno, Judith Godrèche en a parlé, Hélène Devynck…

1Enquête "Parents complices, parents protecteurs" de l’association Face à l’inceste.

 

2- L’amnésie dissociative est un obstacle majeur à la révélation des violences sexuelles sur mineurs.

VRAI : Les conséquences psychologiques et physiques de ces violences sont profondes. L’amnésie dissociative est un phénomène vital qui réduit la douleur immédiate et permet à l’enfant, dépendant de ses agresseurs, de subsister au sein de sa famille. Pour survivre, le cerveau « enterre » les souvenirs insupportables. L’amnésie dissociative touche 40 % des enfants victimes et 50 % des victimes d’inceste ce qui empêche souvent la révélation des faits à temps. À titre d’exemple, plus de 6 victimes sur 10 ayant témoigné auprès de la CIIVISE ont constaté que les faits qu’elles dénonçaient étaient prescrits. L’imprescriptibilité est alors une réponse nécessaire pour que ces personnes puissent accéder à la justice lorsqu’elles retrouvent la mémoire. En laissant du temps au temps.

 

 

3- L’imprescriptibilité hiérarchise les infractions.

FAUX: La durée de prescription d’une infraction ne dit rien de sa gravité. Contrairement au quantum de la peine, relié à la seule gravité de l’infraction, la durée de la prescription dépend aussi de facteurs liés au trouble à l’ordre public, ainsi qu’à la victime.

Il ne s’agit pas de comparer les infractions, mais de reconnaître la singularité des violences sexuelles sur mineurs, particulièrement l’inceste. Ces actes détruisent psychologiquement et physiquement les victimes sur le long terme. Ils ont en commun des particularités justifiant l’imprescriptibilité : la prescription empêche des victimes de porter plainte, l’âge des victimes, l’omerta et l’amnésie dissociative font qu’elles peuvent réaliser ou révéler ce qui leur est arrivé extrêmement tard.

De nombreux Etats (près d’une vingtaine en Europe) ont déjà rendu les infractions sexuelles à l’égard des enfants imprescriptibles ou n’ont jamais disposé de délais de prescription pour ces infractions sans pour autant nier la gravité d’autres crimes.

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4- La prescription glissante est suffisante.

FAUX : La prescription glissante, bien qu’étant une mesure mieux-disante, reste limitée. Elle exclut les cas où un agresseur n’a fait qu’une seule victime ou lorsque toutes les infractions sont prescrites. De même, elle oblige les victimes à dépendre d’autres plaintes pour obtenir justice.

 

 

5- L’imprescriptibilité permettrait aussi de lutter plus efficacement contre l’impunité des agresseurs.

VRAI : Permettre aux victimes de porter plainte tout au long de leur vie entraînerait mécaniquement une hausse du nombre de condamnations. La prescription, en offrant un droit à l’oubli aux agresseurs, perpétue une profonde injustice. Le sentiment d’intranquillité qui ne quitte jamais la victime ne devrait pas non plus quitter l’agresseur. La poursuite d’une infraction de cette gravité ne doit jamais s’éteindre.

Le rapport Flavie Flament / Jacques Calmettes sur la prescription (2017) souligne d’ailleurs l’effet dissuasif de l’imprescriptibilité : en sachant qu’ils peuvent être poursuivis à tout moment, les agresseurs pourraient être davantage dissuadés de passer à l’acte. Cette analyse rejoint celle de Magali Lafourcade, magistrate, qui analyse le traitement des violences sexuelles comme une infraction de masse, à laquelle répond une impunité massive. Elle montre que, contrairement à d’autres infractions, le risque d’être identifié, poursuivi puis condamné y est si faible qu’il ne produit aucun effet dissuasif. Ce cercle vertueux, fondé sur la visibilité des poursuites et la réponse systématique de la justice, n’existe pas pour les violences sexuelles. Les auteurs n’ont aucune raison d’anticiper une sanction, ce qui renforce leur sentiment d’impunité et banalise les passages à l’acte.

 

 

6- Le manque de preuves rend l’imprescriptibilité inefficace / ces plaintes seront classées sans suite

FAUX : Les avancées technologiques (analyses ADN, preuves numériques, expertises psychologiques, courriers, témoins) permettent de surmonter certains défis liés à la matérialité des preuves.2

Par ailleurs, que la plainte ait lieu le lendemain des faits ou des décennies après les faits, la matérialité́ des violences sexuelles est difficile à̀ prouver. Même lorsque l’on a des preuves, cela se résume très souvent en un « parole contre parole ». Dans le cas des violences sexuelles commises sur un enfant, même lorsque l’enfant parle tôt et que ses proches le croient et le soutiennent dans sa démarche, la justice tranche le plus souvent en leur défaveur et les classements sans suite sont nombreux.

Il faudrait donc plutôt remédier aux dysfonctionnements de la justice (en plus de rendre ces infractions imprescriptibles) pour augmenter le nombre de condamnations, et non pas empêcher des victimes de porter plainte à un certain stade de leur vie alors qu’elles le souhaitent et ainsi leur infliger une double peine.

2voir à ce sujet le rapport public de la CIIVISE de 2023

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7- L’imprescriptibilité civile serait suffisante.

FAUX : Les procédures pénales et civiles ont des objectifs complémentaires : la première établit la culpabilité de l’agresseur, la seconde répare les préjudices. La CIIVISE note que les indemnisations civiles sont extrêmement rares sans condamnation pénale. Une réforme pénale reste donc essentielle.

 

 

8- L’imprescriptibilité serait incompatible avec notre droit

FAUX: L’imprescriptibilité est compatible avec le droit français et européen. L'article 33 de la Convention de Lanzarote, signée et ratifiée par la France, exige des délais de prescription suffisamment longs après la majorité de l’enfant, tout en permettant la possibilité de l’imprescriptibilité. À ce jour, 18 États signataires, dont la Belgique, la Suisse et les Pays-Bas, ont déjà supprimé les délais de prescription pour ces infractions.

De plus, la Résolution 2330 du Conseil de l’Europe (2020) encourage la suppression des délais de prescription pour les violences sexuelles sur mineurs, soulignant leur gravité exceptionnelle. En France, des instances comme le Conseil constitutionnel (décision QPC n° 2019-785) et le Conseil d'État (avis n° 390335 de 2015) confirment que l’imprescriptibilité est envisageable pour certaines infractions spécifiques, telles que les violences sexuelles sur mineurs.

Il est également essentiel de souligner la Résolution 2533 (2024) sur les maltraitances des enfants dans les institutions en Europe, qui inclut un paragraphe 7.5, demandant à l’ensemble des États membres de poursuivre et sanctionner les auteurs de ces actes en justice, sans délai de prescription. En parallèle, la Recommandation 2269 (2024), adressée au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, les exhorte à soutenir les efforts des États pour poursuivre ces crimes sans délai de prescription.

Cela ne constitue pas la première norme non obligatoire dans ce sens. En 2020, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 2330 (2020), qui appelle les États membres à supprimer le délai de prescription pour la violence sexuelle à l’égard des enfants, ou au minimum à veiller à ce que ce délai soit proportionné à la gravité de l’infraction et au moins égal à trente ans après que la victime ait atteint l’âge de 18 ans. Cependant, la Résolution 2533 (2024) va encore plus loin en demandant la suppression totale du délai de prescription pour ces crimes.

L’article 58 de la Convention d'Istanbul de 2011 dispose que les États membres doivent prendre des mesures législatives pour garantir un délai de prescription proportionnel à la gravité de l’infraction, permettant la mise en oeuvre efficace des poursuites après que la victime ait atteint la majorité. Il est évident que les délais de prescription doivent être suffisamment longs pour garantir l’efficacité des poursuites, particulièrement pour les crimes graves, y compris les violences sexuelles sur mineurs.

Des principes similaires sont aussi repris dans les directives européennes et les normes issues de la Cour de justice de l'Union européenne. La Cour a déjà sanctionné des États pour avoir imposé des délais de prescription trop stricts, empêchant ainsi les victimes d'agir efficacement, comme l’a démontré l’affaire Heureka (avril 2024).

En ce qui concerne la jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu, dans l’affaire Mocanu c. Roumanie (2014), que les conséquences psychologiques des mauvais traitements infligés aux victimes peuvent nuire à leur capacité à se plaindre dans les délais impartis, et qu’il était donc nécessaire de leur permettre d’agir au-delà des délais de prescription. Bien que cette décision ne porte pas spécifiquement sur la prescription des actions publiques ou civiles pour les victimes de violences sexuelles, elle démontre la flexibilité de la Cour en ce qui concerne les délais de prescription pour des infractions graves.

 

 

9- Le couperet de la prescription encourage des victimes à parler avant la date limite

FAUX : Cet argument est totalement déconnecté de la réalité vécue par les victimes et contredit les observations de terrain recueillies par les associations de protection de l’enfance. Selon le rapport de la CIIVISE, une grande majorité des témoignages expriment un sentiment profond d’injustice face à la prescription. En pratique, empêcher les victimes de porter plainte après un certain délai réduit mécaniquement le nombre de plaintes possibles sans tenir compte de problématiques telles que l’amnésie dissociative, qui empêche certaines victimes de comprendre ou révéler les faits avant plusieurs décennies, parfois 50 ans après leur survenue.

Pour favoriser une augmentation des plaintes, il serait plus pertinent de prendre des mesures visant à améliorer le fonctionnement de la justice et à restaurer la confiance des victimes envers les institutions, plutôt que d’instaurer un couperet qui les contraint à agir dans l’urgence.
Imposer une telle limite va également à l’encontre du respect de la volonté et du consentement des victimes. L’objectif doit être de leur permettre de se manifester et de porter plainte dans des conditions qui leur conviennent, sans pression ni contrainte, afin de garantir leur dignité et leur droit à la justice.

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10- Cela participe à changer la nature du droit pénal, on rendrait justice aux victimes plutôt que de penser aux intérêts de la société.

FAUX : Rendre justice aux victimes et prendre en compte leur parole est un objectif central et assumé de l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineurs. Cela ne s’oppose pas aux intérêts de la société. En réalité, l’absence de condamnations et de sanctions des agresseurs nuit davantage à ces intérêts.

La CIIVISE rappelle que l’idée de « paix sociale » évoquée comme argument contre l’imprescriptibilité est une illusion. La prescription, en empêchant les victimes de voir justice rendue, alimente douleur et colère, les retournant souvent contre elles-mêmes. Restaurer la paix sociale passe par la justice, et non par un « soulagement factice » payé au prix de la souffrance des enfants victimes.

 

 

11- La prescription est une garantie de l’effectivité des droits de la défense, au même titre que la présomption d’innocence

FAUX : Cet argument est incohérent. Les partisans de cet avis ne remettent pourtant pas en cause l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. De plus, l’idée que « les preuves auront disparu si les victimes portent plainte tardivement » est contradictoire avec cet argument : ce sont avant tout les victimes qui subissent les conséquences de l’absence de preuves, et non la défense. Les données sur les condamnations pour violences sexuelles sur mineurs montrent que ces affaires, même anciennes, peuvent être jugées équitablement.

 

 

12- Les victimes ne pourront jamais passer à autre chose avec l’imprescriptibilité, car les procédures s’étendent sur la durée / La prescription est nécessaire pour protéger et responsabiliser les victimes.

FAUX : La durée des procédures judiciaires est indépendante de l’imprescriptibilité et reste un problème général, quelle que soit la date du dépôt de plainte. Les témoignages recueillis par la CIIVISE montrent que le crime subi marque souvent les victimes à vie, et que l’impossibilité de porter plainte en raison de la prescription est une souffrance supplémentaire, les empêchant souvent d’avancer. L’idée que la prescription « protégerait » ou « responsabiliserait » les victimes est une conception violente et erronée. Les victimes ne doivent pas être forcées ni culpabilisées pour porter plainte. Elles doivent être entendues et accompagnées selon leurs besoins. Bien que porter plainte ne résolve pas tous les problèmes, c’est une étape essentielle pour certaines victimes, qui soutiennent majoritairement l’imprescriptibilité.

 

 

13- L’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineurs peut faire l’objet d’un accord transpartisan.

VRAI : De nombreux soutiens existent dans tous les groupes politiques, comme l’a montré la proposition de loi de l’ancienne députée écologiste Francesca Pasquini, co-signée par des députés des 4 groupes de gauche, du centre (LIOT), et des trois groupes de l’ancienne majorité (Modem, Renaissance, Horizons).

Du coté des LR, la députée Virginie Duby-Muller s’est aussi engagée en faveur de l’imprescriptibilité en déposant une proposition de loi et en soutenant nos amendements.

Au Sénat, le sénateur Xavier Iacovelli (groupe RDPI) avait également déposé en 2023 une proposition de loi visant à instaurer l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur mineurs, soutenue par des sénateurs de différents partis, notamment Les Républicains, Renaissance et le Parti Socialiste.

La Familia Grande, #MeTooInceste, la CIIVISE… ont montré qu’il y avait une très grande attente sur ce sujet dans l’opinion publique. Il est incompréhensible pour la plupart des gens que des victimes n’aient pas le droit de porter plainte si elles ont été agressées dans leur enfance.

Cette mesure est non seulement un impératif moral, mais aussi une réponse pragmatique à la complexité des violences sexuelles sur mineurs et à un réel besoin de la société.

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