Rapport du CNRS: les violences sexuelles à caractère incestueux (avril 2017)

Projet Publié le 28.05.2017

C'était une des mesures du Plan de lutte contre les violences faites aux enfants annoncé par le gouvernement le 1er mars dernier: renforcer les connaissances sur l'Inceste. La ministre Laurence Rossignol a donc chargé le CNRS de produire un rapport synthétisant les connaissances scientifiques actuelles sur l'inceste en France.

 "Les lacunes restent importantes..."

Ces mots sont d'Alain Fuchs, président du CNRS. Il écrit dans l'introduction:

Il s'agit bien d’améliorer les connaissances sur ce sujet émergent [les violences sexuelles à caractère incestueux] où pour des raisons étudiées dans le rapport, les lacunes sont nombreuses et importantes, tant en termes de données que de réelle compréhension du phénomène.

Avec une lettre de mission reçue le 31 mars, le groupe interdisciplinaire piloté par Sylvie Cromer, chercheuse à l'université de Lille, a donc eu quelques semaines à peine pour  faire le point sur les connaissances actuelles et rédiger une synthèse d'une trentaine de pages (60 pages avec les références bibliographiques). Avant de les présenter, elle précise:

Ce rapport se conclut sur des pistes de réflexion pour poursuivre le travail. La première et la plus urgente est de renforcer les recherches et de poursuivre l’expertise collective sur le sujet à court et moyen terme, de manière à éclairer l’action publique.

Face à l'inceste ne peut que se réjouir que la recherche publique française se saisisse enfin d'un sujet ausssi important pour la vie et la santé de 4 millions de personnes survivantes de l'inceste.

Une prise de conscience tardive et donc récente

Comme le souligne le rapport:

Les militantes féministes (et non, comme on aurait pu le croire, les acteurs et actrices de la protection de l’enfance), tout particulièrement au sein du Collectif Féministe contre le Viol créé en 1985 (CFCV), ont été les premières à découvrir l’ampleur des violences sexuelles intrafamiliales et des viols incestueux, avec l’ouverture du numéro gratuit en mars 1986.

(...) À la dénonciation féministe de l’inceste de la décennie 1980, c’est la dénonciation du pédophile extrafamilial dans la décennie 1990 qui s’est imposée comme consensuelle dans les arènes médiatiques et politiques. Les raisons de ce "backlash" [de cette régression] sont complexes et entremêlées: marginalisation du féminisme, reconfiguration des savoirs psychiatriques, imposition de la catégorie sociale de la victime.

(...) Dans les années 2000, les résultats de l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF), menée par une équipe pluridisciplinaire et inter-institutionnelle, ont confirmé que les violences sexuelles subies par les femmes se produisent essentiellement pendant l’enfance ou l’adolescence, et majoritairement au sein de la famille et de l’entourage proche.

Première partie: sensibilités et représentations collectives

Ce rapport du CNRS n'est pas sans mérites, quand il tente de "déconstruire les mythes qui occultent la réalité ordinaire de l’inceste". En voici quelques-uns:

  • - "Il faut ainsi aller à l’encontre des représentations de familles incestueuses non insérées dans l’espace local et fermées sur elles-mêmes. La majorité des familles dans lesquelles l’inceste est pratiqué sont insérées dans la vie locale. Elles entretiennent des liens avec leurs voisins, les habitants du quartier ou du village, les commerçants... L’inceste n’est pas non plus toujours tu. Il est parfois parlé et comméré." (p. 13)
  • - "De nos jours, les représentations collectives portent également à confondre les violences sexuelles commises sur les enfants avec la pédophilie. La confusion qui en résulte dans les médias suscite la surexposition de la figure du prédateur sexuel étranger à la famille et tend à occulter la banalité des violences commises sur les enfants par un proche agissant dans le cadre familial." (p. 14)
  • - "les violences à caractère incestueux ne sont pas le propre des familles des milieux défavorisés. Depuis la fin des années 1970, les travaux empiriques en sociologie, anthropologie et épidémiologie ont démontré que les violences sexuelles à caractère incestueux étaient transversales à toutes les classes sociales" (p.14)
  • - "les garçons sont aussi des victimes des violences sexuelles en général, et des violences sexuelles à caractère incestueux en particulier"
  • - "Les violences sexuelles sur enfants commises par des femmes ou avec leur complicité restent largement impensables. (...) À la non déclaration, voire au déni des violences sexuelles subies par les victimes, s’ajoute un traitement judiciaire des auteurs différencié suivant le genre (de l’enregistrement de la plainte au procès)"

 

Deuxième partie: l'inceste devant le tribunal pénal

La deuxième partie dresse un historique de l'inceste dans le Code civil (le retour du mot "inceste" dans le Code pénal est une des victoires obtenues par Face à l'inceste et d'autres associations en 2016). Elle comporte également une étude de cas analysant 135 procédure de viol sur mineur traitées par la juridiction pénale de Lille. Des tableaux comme celui-ci ne peuvent qu'inspirer horreur et colère, mais ils n'ont rien d'étonnant pour ceux et celles qui ont lu les milliers de témoignages publiés par les membres de l'association:

 

Par delà le côté spectaculaire de chaque crime, le rapport pointe de façon très nette les dysfonctionnements de l'institution judiciaire ainsi que les spécificités de l'inceste:

  • - "Les violences sexuelles commises dans le cercle familial sur des mineur.e.s ne sont que partiellement révélées à la justice."
  • - "Même en ne recherchant que les viols, les agissements commis sur mineur.e.s à caractère incestueux forment un continuum de violences sexuelles."
  • - "Les agissements, même commis dans une situation ponctuelle, ne sont jamais uniques ou isolés : les corps des mineur.e.s subissent plusieurs agissements."
  • - "Le plus souvent, ils sont réitérés et commis sur une longue période. Ils sont rarement portés à la connaissance de la justice avant l’âge de 10 ans."
  • - "Les violences commises sur les jeunes garçons sont disqualifiées, du fait de la définition légale du viol : en l’absence de pénétration, des fellations ou des masturbations commises sur le corps des victimes n’accèdent pas au statut de crime."
  • - "La correctionnalisation est fréquente."
  • - "Il y a une sur-représentation des milieux populaires, voire défavorisés"

Chacun de ces points mériterait d'être développé. La correctionnalisation a été évoquée par notre présidente lors de la conférence du 15 mars 2017: c'est une pratique illégale mais très répandue qui consiste à juger un crime comme un délit (de juger un viol comme si c'était seulement une agression sexuelle), et qui devrait tout simplement être abolie.

Troisième partie: combien de victimes d'inceste ?

La troisième partie du rapport est consacré à la mesure du nombre de victimes d'inceste. Elle ne comporte pas de chiffres précis car ceux de l'enquête VIRAGE ne sont pas encore disponibles, et souligne les difficultés méthodologiques qui rendent la comparaison entre différentes enquêtes difficiles. Mais elle rappelle trois faits importants et peu connus du grand public:

Pour autant toutes ces enquêtes montrent

  • que les violences sexuelles se produisent majoritairement au cours de l’enfance ou de l’adolescence,
  • que les femmes déclarent des violences sexuelles dans des proportions supérieures à celles des hommes,
  • enfin que la famille et les relations avec les proches constituent un espace de victimation majeur aussi bien pour les filles que pour les garçons

(c'est nous qui soulignons).

Quatrième partie: les conséquences sur la santé

La quatrième partie est sans doute la plus innovante, et concerne les conséquences neuro-développementales et psychologiques des agressions sexuelles intrafamiliales sur les enfants et adolecents (ASIEA). Autrement dit, des conséquences à long terme de l'inceste sur la santé mentale. La liste est très longue:

Les victimes d’ASIEA présentent un risque majeur de développer un large éventail de problèmes de santé : des symptômes psychotiques, des troubles de l’humeur, des troubles anxieux (phobies, attaque de panique, troubles obsessionnels-compulsifs et bien évidemment un syndrome de stress post-traumatique), des troubles du comportement alimentaire, des abus de substances psychoactives et des troubles de la personnalité comme en particulier le trouble de la personnalité limite. À côté de ces entités nosographiques, des perturbations habituelles sont observées telles que de l’estime de soi associées à des idées suicidaires, à des comportements auto-agressifs (automutilation, tentatives de suicide), à des troubles de la sexualité avec des conduites sexuelles à risque (rapports sexuels non protégés, relations avec de multiples partenaires, entrée précoce dans la vie sexuelle et prostitution), problèmes interpersonnels (sentiments d’infériorité ou d’inconfort voire de malêtre dans les interactions avec les autres, risque de comportement agressif ou de soumission). D’autres effets possibles sont également liés au risque de perpétration d’abus sexuels et d’une vulnérabilité à une répétition de conduites à risque (conduites sexuelles à risque comme les relations multiples le risque de prostitution, les risques de consommations de substances psycho-actives.

Tout cela n'est pas une surprise pour ceux et celles qui ont consulté nos pages "Conséquences de l'inceste et Soins", mais il est bon de le retrouver dans une publication officielle du CNRS envoyé aux ministres concerné(e)s.

S'il souligne la gravité des conséquences de l'inceste sur la santé et la vulnérabilité particulière qu'il induit chez les survivant(e)s, ce rapport rappelle également qu'une prise en charge précoce et adaptée permet de les compenser en partie.

Cinquième partie: l'accompagnement psychologique

Citons encore le rapport:

Le dévoilement d’une agression sexuelle intrafamiliale durant l’enfance ou l’adolescence (ASIEA) conduit à des troubles du développement majeurs chez la victime mais a également des conséquences sur l’entourage de l’enfant et de l’adolescent. Des prises en charge psychothérapiques ont montré leur efficacité sur certaines cibles spécifiques. Il est important aujourd’hui de proposer une prise en charge spécifique de ces difficultés pour le jeune (même chez l’enfant) et pour son entourage. Par ailleurs, il est indispensable de promouvoir des prises en charge psychologiques et socio-éducatives des agresseurs à la fois pour réduire la possibilité de récidive et enrayer les processus de transmission.

Les techniques considérées comme les plus efficaces et validées par ce rapport sont: 

  • - les thérapies cognitives centrées sur le trauma, (« Trauma Focused-Cognitive Behavioral Therapy, TF-CBT »),
  • - les thérapies centrées sur l’émotion pour les traumas complexes
  • - les techniques d’hypnose ou d’EMDR

A lire aussi: notre page sur les thérapies les plus efficaces ainsi que notre page sur l'EMDR.


Sixième partie: pistes de réflexion

Les auteurs du rapport dirigé par Sylvie Cromer souhaitent:

1. Poursuivre et approfondir l’expertise collective

2. Améliorer la connaissance en finançant les recherches pour comprendre les violences sexuelles à caractère incestueux et les articuler aux autres violences

3. Sensibiliser tous les publics et prévenir

4. Développer les formations initiales et continues, en lien avec la recherche

5. Améliorer la prise en charge des victimes, des familles, des agresseurs sexuels

Nous leur souhaitons bon courage car le chantier est immense et nous nous tenons à leur disposition pour contribuer à notre façon, en tant qu'association regroupant les victimes de pédo riminalité et leurs proches, à faire progresser la science mais aussi le regard de la société toute entière.

Télécharger le rapport intégral en PDF.

Lire l'article "ce que l'on sait de l'inceste en France" dans le magazine du CNRS