En salle le 25 février, "Loin de mon père", un film sur l'inceste.
L’inceste, un crime de lien auquel la victime ne peut consentir.
Par Isabelle Aubry, présidente de l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI)
Loin de mon père se lit comme un documentaire sur la problématique de l’inceste dans notre société. Le film nous confronte à la réalité de l’inceste. Les scènes sont violentes, étouffantes, provoquent parfois notre rejet. C’est normal, l’inceste provoque pratiquement toujours le rejet, sauf chez les pervers incestueux. Si nous assistons, impuissants, à la souffrance de Tami, l’héroïne, nous avons bien du mal à nous identifier à elle, à la comprendre, elle ne réagit pas normalement selon nous. Mais pourquoi accepte-t-elle cette situation ?
Pourtant elle a des réactions normales à face aux actes de son père qui eux ne sont pas normaux. Il faut du temps, et souvent de l’aide pour qu’une victime de l’inceste devienne une survivante de l’inceste. Il faut du temps pour qu’elle comprenne que l’amour ne se parle pas avec le sexe, il faut du temps pour accepter que son parent soit aussi son bourreau.
Nous avons tous besoin d’un père et d’une mère. Faire le deuil de son père ou de sa mère, rompre à jamais ce lien aussi destructeur soit-il, demande une grande force, une motivation qui va parfois bien plus loin que sa propre vie. L’inceste nous déshabille de tout ce qui construit l’être humain, amour, confiance, sentiment de sécurité, repères, valeurs et surtout le lien avec nos racines… Après l’inceste, il faudra reconstruire sur du rien. Comme le dit si bien le Professeur Viaud « L’inceste n’est pas un crime ordinaire, c’est un crime contre l’humanisation ».
Nous voilà face à ce tabou (tabou : ce qui est interdit de faire et ce qui est interdit de dire), ce crime si abjecte qu’il n’est même plus nommé dans notre code pénal depuis 1791. A cette époque, les révolutionnaires l’ont révoqué de nos lois au même titre que la sodomie, la bestialité et le blasphème car il représentait un interdit d’ordre moral confiné à la sphère privée et non plus un trouble à l’ordre public (Fabienne Giuliani, Enquête sur les relations incestueuses dans la France du XIXe siècle). Face à l'inceste se bat pour que ce crime qui tue même 50 ans après les faits (ACE Study Felliti – Anda) soit tout simplement reconnu comme tel par notre société. Tout l’enjeu des deux millions de victimes en France est là (sondage IPSOS 2009 pour Face à l'inceste ). Reconnaitre ce crime c’est reconnaitre qu’un enfant ne peut pas consentir à l’inceste, c’est reconnaitre que sa gravité est dans le lien qu’il détruit.
Aujourd’hui, l’inceste est jugé comme un viol ou une agression sexuelle aggravé c'est-à-dire qu’il faut déterminer si la victime était ou non consentante et ce, quel que soit son âge. Loin de mon père illustre parfaitement l’enjeu qui se pose au législateur français. Reconnaitre l’inceste c’est reconnaitre sa spécificité, c’est reconnaitre l’emprise. Comment faire dans un pays qui accepte les relations sexuelles entre membres de la même famille, voire même la procréation ? En effet, la France fait partie des trois pays d’Europe à autoriser l’inceste entre adultes consentants.
Après avoir réussi à insérer tant bien que mal l’inceste dans le code pénal en 2010, le législateur s’est vu opposer une question prioritaire de constitutionnalité qui l’a abrogé. Une nouvelle tentative est en cours portée par les sénatrices Michèle Meunier et Muguette Dini. Elle sera examinée en janvier 2015 au sénat. Mais la chancellerie est contre et dans la proposition de loi, le non consentement de la victime est encore requis pour qualifier le crime.
Pour lutter contre un tabou, il faut commencer par le nommer. Nous invitons les sénateurs, députés et la secrétaire d’état Laurence Rossignol à voir Loin de mon père avant de voter l’insertion de l’inceste dans le code pénal.
Bande annonce
Interview de la réalisatrice
Interview Cannes : « Loin de mon père » de Keren Yedaya, Un Certain Regard
La cinéaste israélienne de Mon trésor et Jaffa présente son nouveau film Loin de mon père, à Un certain regard, une histoire d’inceste entre un père et une fille, Tami.
Propos recueillis par Clémentine Gallot
Pourquoi avoir adapté ce roman ?
L’auteure m’a envoyé son livre car nous nous connaissons depuis plusieurs années, en me proposant de l’adapter. Je l’ai trouvé très radical et l’écriture assez « sexy » m’a intrigué. Il m’a fallu trois ans pour adapter le roman, sans elle, car c’était trop dur pour elle à revivre. Elle a été elle-même victime d’inceste, une histoire qu’elle a transposé à l’écrit mais dont je ne connais pas tous les détails.
Ce film a t-il été difficile à produire ?
Des producteurs l’ont lu et m’ont assuré de leur soutien … tout en disant que le film allait détruire ma carrière. J’ai dit « Fuck it ! Je le tournerai même avec un dollar». Ce n’est pas qu’une question d’argent, quelque chose dans le script dérange les gens. J’ai fini par trouver du financement juste avant de tourner.
Espérez-vous un débat national autour de ces questions ?
Oui, c’est d’ailleurs pour ça que je l’ai fait, il faut que le pays puisse avoir une discussion sérieuse à ce sujet. Il faut comprendre les victimes, que leurs voix soient entendues : dans les clichés sur l’inceste, on ne se met jamais à leur place. Or, il faut savoir que beaucoup de victimes « aiment » la personne qui leur fait du mal, souvent un parent, c’est un amour très confus. Il faut parler de ces paradoxes pour que la honte cesse. Il faut également discuter de ce que la société peut faire pour les aider.
Comment avez-vous trouvé la jeune comédienne Maayan Turjeman, qui tient le premier rôle ?
C’était sa première audition et c’est la première fois qu’elle joue. Je n’aurais pas pu choisir une actrice qui aurait eu l’air blessée ou vulnérable. Maayan est passionnée par les rôles difficiles, elle a beaucoup d’assurance et cela se voit à l’écran. Nous avons voulu qu’elle puisse s’identifier le plus possible au personnage de Tami : je lui ai dit « Imagine que tu aies été violée tous les jours depuis l’âge de cinq ans par ton père, comment serais-tu aujourd’hui ? ».
Votre propos s’est-il radicalisé depuis Mon trésor ?
Mes amis se moquent de moi en disant que par rapport à ce film, Mon trésor ressemble à une comédie. Dans Mon trésor, la jeune femme était une adolescente et une victime « classique » à qui il était facile de s’identifier. Ici, le sujet est tabou, c’est très intime, on parle de la famille. Le personnage de Tami est complexe, c’est ce qui me plait : les femmes qui sont blessées ne sont ni belles ni douces, je veux que l’on regarde cela en face, pour une fois.
D’où vient votre intérêt pour le zoom, qui enserre les personnages ?
Dans mes films précédents je préférais les plans fixes car j’avais l’impression de ne pas maîtriser la technique. Bresson disait d’ailleurs que certains films qui bougent beaucoup sont en fait totalement morts. Pour celui-ci, j’ai développé une passion irraisonnée pour le zoom : je ne comprends pas pourquoi le cinéma a abandonné ce style. Aujourd’hui, la mode est au dolly et à la caméra sur rail, qui est une manière trop démonstrative de montrer le savoir-faire du metteur en scène. Les zooms de Bergman (j’ai vu Persona plusieurs fois pour apprendre), de Kubrick me manquent, y compris dans les films les plus cheap, d’Inde ou d’ailleurs. Le titre du film pourrait être « Ramenez le zoom et sauvez les enfants.
Loin de mon père de Keren YedayaAvec Maayan Turgeman, Grad Tzahi…
Durée : 1h34
Crédit photo : © Sophie Dulac Distribution