La petite fille et moi

Témoignage Publié le 19.01.2024
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J'ai 24 ans et je suis diplômée d'un Master en Droit. Je me présente de cette façon, peut être pour me persuader moi-même, que je ne perds pas des années de ma vie, engloutie par ses tourments, ses cauchemars, ses phobies

Peut être pour me persuader moi-même que je représente autre chose que ce que j'ai vécu ; peut être pour me persuader moi-même que je n'ai pas honte.. honte de moi, de ce que je suis et de ce que je fais de ma vie.

Petite, je rêvais de changer ce monde, de trouver ma place et d'aider les autres. Ahhh.. "aider", ce grand mot qui a eu tant d'impact dans ma vie. Mais, les autres, c'était qui ? A 10 ans, j'avais fait une pancarte avec l'inscription "besoin d'aide ? demandez-moi", et j'attendais patiemment sur le trottoir à quelques pas de la maison familiale qu'une personne ait besoin de mon aide : de vieilles personnes qui ne pouvaient pas porter leurs courses seules ou encore les enfants qui ne savaient pas traverser la route ou qui jouaient seuls. Parfois, on acceptait mon aide, avec un sourire interrogateur; d'autres fois, on la refusait avec un air étonné. En grandissant, j'ai essayé de trouver ma place et surtout j'ai toujours cherché désespérément comment je pouvais être utile aux autres.

J'ai porté plainte en 2020 et depuis je survis. C'était facile au début, j'ai été "entourée", mais c'était surtout de la curiosité. Aujourd'hui, j'ai perdu ma mère en juin 2023 et le temps s'est arrêté pour moi. Même lire et danser sont devenus quasiment impossible pour moi. Deux passions qui pourtant me dévoraient de joie. Alors j'ai commencé à écrire, pour vivre, pour survivre, pour ne pas sombrer.

Elle et moi, c’est une très longue histoire. Une histoire d’amour mais aussi une histoire tâchée de honte, de tristesse, de culpabilité, de désarroi, de terreur : une lutte acharnée, moi contre elle et elle contre moi. J’ai comme l’impression que sa volonté m’échappait, de n’avoir aucun contrôle sur sa colère, ses pensées et ses volontés. J’ai toujours l’impression de ne pas être elle et qu’elle n’est pas moi. Sans doute parce qu’on me l’a volé dès le départ ? C’est vrai, on ne nous a jamais donné l’occasion de nous connaître toutes les deux. Pourtant, j’ai assisté à sa mise à mort… de près comme de loin. Pourtant, je l’ai vu se décomposer sous les mains de ce grand frère malsain, pendant que moi, j’étais assise, là, au creux de cette salle de bain, recroquevillée comme un fœtus, recherchant amour et chaleur. Je la vois impuissante, détachée de ce corps, complice de ce crime.

Un corps qui est devenu l’arme qui m’a tuée. Ce corps que je pensais, pendant des années, du côté de mon agresseur. Un corps, qui n’a pas su bouger, qui n’a pas su lutter, un corps qui a perdu la vie et qui est devenu, pour moi aussi, un simple objet. En grandissant, je n’ai jamais vraiment su l’écouter, savoir quand elle était triste, joyeuse, en colère ou même quand elle avait peur. Et elle, était trop occupée à survivre pour m’entendre et me demander de l’aide. J’ai toujours eu du mal à percevoir ses limites, ce qu’elle acceptait par amour, ce qu’elle acceptait par loyauté, ce qu’elle acceptait de bon cœur, ce qu’elle acceptait par peur, ce qu’elle acceptait vraiment. J’ai grandi en pensant qu’elle était trop encombrante malgré sa si petite taille, qu’elle prenait trop de place, qu’elle parlait trop et qu’elle n’avait définitivement pas sa place. Elle me rappelle sans cesse les violences quand je ne m’y attends pas ; dans les moments de doutes, dans les moments de colère, dans les moments de tristesse mais aussi dans les moments de bonheur et dans les moments de tendresse. Alors, pourquoi devrais-je écouter la complice de mon crime ? J’ai tant voulu la punir à travers mon corps. Je l’ai maltraité, je l’ai brûlé, je l’ai mordu, je l’ai coupé, je l’ai cogné, je l’ai oublié et je l’ai réduite au silence. C’est comme si ses souffrances atténuaient les miennes.

Aujourd’hui, j’essaie de lui pardonner et j’espère, de tout cœur, qu’elle acceptera mon pardon. J’aimerai lui dire qu’elle est en sécurité maintenant et qu’elle n’a plus rien à craindre car je la protégerai. Peut-être qu’un jour, je pourrai lui rendre toute l’innocence qu’elle méritait, peut être que cette petite fille et moi ne formeront qu’un. Peut-être qu’enfin, nous pourrons nous découvrir pleinement et simplement.