Témoigner, oui, mais que dire ?
Je sais que ce que j'ai vécu, je ne voudrais pas que d'autres le revivent. C'est bien pour cela que j'ai témoigné au Congrès Face à l'inceste , et c'est pourquoi je le fais encore ici.
Témoigner oui, mais que penser ?
Comment dire à toutes ces femmes qui ont été abusées qu'un homme puisse se sentir coupable d'être un homme parce que sa mère l'a pris sous son aile, et dans son lit ? Je ne sais pas quoi penser moi-même de tout ça. Je connais le langage du psy, je connais le langage des victimes, je connais le langage de la vérité, mais j'ai grandi ailleurs, dans un monde où la raison n'a pas raison d'être. J'ai grandi avec des rêves dont je ne savais pas la saveur et je ne voyais pas ce qui était devant mes yeux.
Je voudrais dire la difficulté de se reconnaître victime alors que ceux qui tiennent à vous font tous leurs efforts pour vous le faire comprendre. Je voudrais dire la stupidité d'avoir la larme à l'oeil tout en s'entêtant à nier que ce soit douleur.
Qu'est-ce que la souffrance ? que faut-il pour qu'un homme se reconnaisse souffrant ? Et pourtant, un homme ça se plaint de tant de choses, cela ne manque pas, mais pas de souffrance de l'âme: un homme n'a pas d'âme.
Tous s'entendent pour le dire: un homme ne pense qu'à faire l'amour. C'est ce que ma mère pensait, c'est ce qu'elle m'a enseigné. Elle me disait: vous, les hommes, êtes sales, vous trompez les femmes, vous ne pensez qu'à ça, vous êtes faits pour ça. Elle m'a dit ça, et elle a fait de moi cet homme...
Mais je n'ai jamais aimé cet homme, l'homme qu'elle me proposait, l'homme que j'étais aussi, selon elle. Mais comment fait-on dans ce cas ? On ne s'aime pas, on essaie d'être autre chose, de se détruire.
J'ai été un homme-chose, la chose de plusieurs; j'ai même souhaité tout cela, pour me rassurer que j'avais eu une enfance, l'enfance d'une chose. J'ai eu peur d'un monde sans inceste, sans alcool, sans sexe, parce que tout cela étaiit mon chez moi. Aujourd'hui, j'ai peur de ce "chez moi" qui n'est plus qu'un vaste trou noir dans lequel mes souvenirs se sont engouffrés, mais j'ai du mal encore à me situer même dans cette famille que je me suis créée. Aujourd"hui, même les prunelles de mes yeux n'arrivent pas à effacer la splendeur aveuglante de la mère qui m'a enfanté pour me reprendre en elle, "ma plus belle histoire d'amour", pour reprendre Barbara.
D'autres victimes ressentent de la haine, et combien elles ont raison ! Je les comprends. Je comprends qu'on haïsse un père, un frère, un oncle, un grand-père. Je comprends qu'on puisse haïr une tante, une soeur, une grand-mère. Je comprends qu'une femme puisse haïr une mère.
Je voudrais dire tant de choses à tous les hommes qui souffrent mais ne le savent pas, comme mon frère. J'aimerais aussi dire aux mères de ne pas apprendre à leurs petits garçons qu'un homme, c'est fort, ça ne se plaint pas: au contraire, apprenez-leur qu'il est bon d'avoir des sentiments, qu'il est bon de les partager, qu'il est bon de ne pas accepter des responsabilités qu'on n'est pas à même de prendre: il est bon de ne pas être un homme comme le voulait ma mère et comme toute une culture l'a voulu pendant des siècles et des siècles.
Je suis sûr que les garçons en seront heureux, parce que personne ne peut devenir un homme dur qui ne souffre jamais sans perdre son âme; personne ne peut devenir cette brute qu'on nous proposait comme modèle mais, à essayer, on finit par se perdre soi-même, s'abrutir.
Voilà, c'est le témoignage d'un homme qui a du mal à se réconcilier avec soi-même. Est-ce que je souffre ? Je ne sais pas. La vie est grise, monotone. Un océan reste tapi derrière le rideau de mes paupières. Mon coeur se gonfle péniblement pour faire rentrer sa charge d'air dans ce corps sans élégance, autre charge qui n'a pas en soi sa raison d'être. C'est le témoignage dans homme qui a perdu son passé et qui ne comprendra peut-être jamais pourquoi - un homme somme toute si semblable à toutes les autres victimes, hommes ou femmes, mais son coeur le comprendra-t-il ?
Parler, encore
Témoignage
Publié le 23.10.2008