Cent fois tomber, cent fois se relever

Témoignage Publié le 10.02.2011

parentMon enfant, ma douleur. Tu as révélé en moi l'innommable, l'indicible. Si je témoigne aujourd'hui c'est en tant que mère. Partager ce parcours si chaotique qui fut le nôtre et qui sera tant que dureront nos deux vies... Devenir mère après l'inceste, telle est mon histoire... Cent fois tomber, cent fois se relever. Cent fois se faire mal, cent fois se panser et cicatriser.  Je vais vous raconter une histoire, mon histoire.

Celle d’une femme qui se pensait on ne peut plus normale, voire transparente à force de banalité. Certes elle se cognait souvent, aux autres, à la société, à son travail, dans ses amitiés mais elle pensait qu’il en était ainsi pour tous. Le monde : une perpétuelle série de petites douleurs à surmonter avec plus ou moins de bonheur.

Elle ne se croyait pas heureuse mais ne se croyait pas malheureuse non plus. Et quand son esprit flanchait elle se disait avoir de la chance : une famille qui l’aime, un toit sur la tête, une bonne santé, vivre dans un pays en paix…

Quand a t’elle arrêté de souffrir tout le temps ?
Ce fut un long chemin.
La souffrance pris presque fin le jour où elle mit un mot sur ses maux.
Un mot qu’elle eut de la peine à prononcer : INCESTE

Je suis une enfant incestée.
Infestée par le narcissisme défaillant d’une mère perverse et manipulatrice. Une mère que j’ai aimée de tout mon cœur. Une mère qui pour moi était parfaite.

Je suis sortie du déni en septembre 2010. Je parcours avec plus ou moins de difficultés le fil de cette chose innommable. Elle me ligote et me gène au quotidien, elle me fait trébucher. Je me débats, parfois trop vivement alors je m’emmêle, et je tombe, encore, et encore.

Pourquoi écrire ?
Ecrire permet de donner une forme à cette chose impalpable de souffrance. On la porte en nous comme une boue toxique qui nous ronge de l’intérieur et couvre ce qui pourrait être beau, bon, bien. Ecrire permet de mettre à distance, de regarder en face à face l’indicible, l’inimaginable. Ecrire libère, met au monde et à la lumière ce qui est caché et non dit.

Je suis devenue mère un beau jour de soleil. Et alors que mon enfant naissait à la vie, un vide froid et glacial s’est engouffré en moi. J’ai commencé de mourir petit à petit ce jour là. Je n’ai pu rencontrer ma fille qu’au terme d’un combat de 3 presque 4 ans. Elle a ramené à la surface ce que mon esprit avait profondément enfoui depuis bien des années. Le voile se déchirait déjà et je n’en savais rien, perdue dans les limbes d’une difficulté maternelle croissante. Certains disent que les enfants viennent au monde investis d’une mission. Si c’est le cas elle fut là pour m’ouvrir les yeux. Déverrouiller une porte cadenassée que moi-même n’aurais pu trouver. Elle en était la clef. Elle et son innocence. De son premier jour commence ma survivance. A son cri de vie répond comme en écho mon cri de désespoir.

Je n’ai pu la faire mienne terrorisée que j’étais de lui faire mal, un mal indescriptible, une bête qui bouge en moi comme un alien cherche à se libérer et prendre possession de mon cerveau. Des pulsions et des images me mettent la nausée. Comment peut-on seulement y penser ? Je me suis alors coupée d’elle. Volontairement. Je ne pouvais être bonne en ayant de tels sentiments. Je monte une façade de mère parfaite avec toute l’apparence de ce qu’il est bien de faire pour son enfant. Beaucoup de forme, pas beaucoup de fond. Je m’interdits de laisser mes sentiments s’épanouir, ils sont un poison, je le sens. Je mets tout mon contrôle dans un quotidien minuté et sous pression. Mon mari en fera les frais très souvent. D’aucun percevront légèrement le mensonge de mes gestes, mais cela reste une bien vague impression vite chassée de l’esprit car tellement dérangeante. Une mère ne peut qu’aimer son enfant. A l’intérieur de cette muraille je m’effondre. Je hurle comme le personnage de cette toile de Munch appelée Le Cri. Et personne ne m’entends, du moins n’y prête suffisamment garde pour y lire la profondeur de mon désespoir.

Les mois passent, je fais face. Je suis toujours interloquée par cet enfant qui vit, qui bouge, qui gazouille, qui sourit. Des bonheurs émaillent notre quotidien mais je suis comme spectatrice de ma vie. Tout est assourdi, tout est affadi, presque interdit. Je ne la vois pas. Un filtre sur mes yeux me coupe de son âme sensible. Quand elle pleure je suis désemparée, je ne comprends pas, je ne ressens pas. Et je souffre de ne pas ressentir, et je culpabilise de ne pas comprendre : la prendre avec moi, la vivre en moi. Elle est dans une bulle, je suis dans la mienne. Elle est comme un petit martien en orbite et je la contemple du bas de ma planète. Impuissante.

Petit à petit des choses se font et se défont. J’avance cahin-caha dans ma vie de mère qui croit ne pas en être une. A qui est cette poupée adorable ? Pas à moi. Vous êtes sûrs ? Sûrs que je puisse m’attacher à cette être si ravissant, si beau, si innocent ? Moi qui suis un épouvantail, un morceau de bois surmonté d’une tête qui pense de travers avec mes pulsions et sentiments contradictoires ? Non. Je vais la casser. Je ne sais pas faire. Je ne veux pas la casser. Pas elle, pas comme moi qui ne suis que morceaux épars.

Parfois je refais surface, comme un plongeur en apnée. Pour repartir vers des profondeurs de plus en plus sombres, de plus en plus glacées. Mon environnement change avec la présence de voisins bruyants. Je vis leurs nuisances comme un viol de mon intimité. Et je plonge vers les abysses. Qui a-t-il au-delà ? La paix ? Faut-il s’oublier, disparaître pour ne plus saigner ? Irrésistiblement, comme envoûté par le chant des sirènes, mon esprit part dans des idées noires, des constructions illogiques mais qui paraissent logiques à mon âme si éprouvée. Crises de paniques, crises de larmes. Tétanie, incapacité à m’occuper de ma fille. Les soins du quotidien sont un chemin de croix. Je me bats, je marche sur des tessons de verres, je serre les dents. Pour elle. Pour elle…

Mon désespoir prend le dessus. Ce maelstrom m’aspire, je n’ai plus de force, je pense à la fin, froidement, comme on pense préparer le café le matin. Je sais où, je sais comment, je ne sais pas encore quand. Demain peut être ? C’est une pensée qui ne m’émeut plus. C’est une idée qui prend jour, sans aucun affect. La seule solution qui se dessine à mon mal-être, pour la protéger, mon enfant si pure, de sa mère si impure.

Heureusement je vais chez le médecin sur l’insistance de mon père et de ma sœur. Heureusement elle a accueilli ma parole, je dirai plutôt mes larmes avec empathie, compassion. Elle me donne des antidépresseurs. Je m’y résigne. Toute ma volonté n’y a rien fait, alors d’accord, j’accepte cette aide chimique. De toutes façons quoi de pire ? Mon mari semble comprendre enfin, quand il voit l’ordonnance. Du moins cela l’alerte vraiment pour la première fois. Je suis arrêtée une semaine. Ma grand-mère décèdera à la fin de mon arrêt, je prends donc quelques jours encore et tiens le choc avec les anxiolytiques. Ma vie reprend sous médicaments. Enfin un peu de paix, enfin quelques heures sans souffrir. J’ai beaucoup de chance, pas d’effets secondaires, un résultat presque immédiat. Je reprends conscience, je sors du brouillard.

Nous déménageons. Je m’obstine à croire que tout est lié à mes voisins indélicats qui se sont greffés sur une dépression post-partum. C’était l’arbre qui cachait la forêt. Une fois dans notre nouvelle maison l’apaisement me gagne. Enfin… Pendant 2 semaines tout ira mieux. Puis des flashs tout à coup m’assaillent. Des images s’imposent à moi et provoquent un sentiment de malaise et de désarroi intense. Des bulles éclatent répandant un liquide toxique dans mon cerveau. Mon esprit remonte par vague des souvenirs nauséabonds, violents, indicibles. Non, je refuse. Ce ne sont pas mes souvenirs. Non ! ce n’est pas possible. Je deviens folle. Nooooon !!!!!

Mon hurlement est celui de la rage. Ainsi ce n’est pas fini, ainsi ce n’est que le commencement !? J’exhume l’adresse de la psy donnée par mon médecin. J’appelle. Dernier recours. Donc ni la volonté, ni les médicaments ne peuvent arrêter cette chose qui a pris vie en moi remplaçant le corps tout chaud et tendre de ma fille. Je vais chez cette psy pleine des idées toutes faites, serinées en boucle par ma mère durant des années : «Les psy c’est pour les faibles, les psy ça sert à rien, à part s’écouter soi même, les psy sont pour les gens qui aiment à parler dans le vide… »  Justement, je fais le vide avant qu’elle n’ouvre sa porte. Je me projette dans son bureau comme un zombie, m’assieds avec le reste de contrôle que je peux trouver, prononce quelques mots et puis je parle, je pleure, je dis tant de choses dans le désordre ! Que va-t-elle y comprendre ? J’en ai presque honte. Et quand elle me propose de « travailler » ensemble je suis presque surprise qu’elle ne me traite pas de folle. D’accord, puisque vous, que je ne connais pas, me proposez de m’aider, d’accord... J’ai constaté l’impuissance de mes proches. Cette affectivité qui les empêche de m’aider. D’accord, je baisse les armes, je lâche prise...

Petit à petit nous remonterons les fils. Je dis nous mais elle ne dit pas grand-chose. Elle voile souvent son regard de ses paupières un peu fatiguées et marquées par les rides du temps. Son chignon désuet, son visage marmoréen, un sourire à la Joconde en fait un personnage qui ni ne me fait fuir ni ne m’attache. Je ne suis pas allongée sur le divan. Ah ? Bon, puisqu’elle veut qu’on parle assises, allons y. J’apprendrai que l’on ne fait pas s’allonger les victimes de l’inceste…

Une première question : « Qu’est ce qui vous gêne le plus dans votre vie actuellement ? » Une première réponse, « Le manque de confiance en moi. » Elle m’invite à développer. Puis elle me dit « Parlez moi de votre enfance, et votre scolarité ? Quels étaient les rapports que vous aviez avec vos parents vis-à-vis de la scolarité ? » De fil en aiguille je parle de ce père souvent absent et de cette mère souvent seule. Je parle aussi de cette enfant qu’on a fait grandir vite, et du soutien que je représentais pour ma mère. Petit à petit je prends conscience que la place qu’elle m’a assignée n’est pas celle d’une enfant. Je mets le doigt sur le dysfonctionnement essentiel de cette famille que je crois normale. Je fouille sur internet à coup de recherche et de mots parfois innocents qui dévoilent ce que j’ai vécu. Je n’ai vu ma psy que 6 fois. Le travail sur l’essentiel s’est fait par moi-même, devenue comme une fourmi qui cherche le chemin de la vérité et remonte des traces tenues qui à chaque fois ne seront pas des impasses mais des confirmations.

C’est ici que je fais une pause.
Lecteur, tends l’oreille et soit attentif.

Nous n’avons rien demandé. Nous avons subi. Nous n’avons pas compris, nous avons tu, sidérés et coupés en deux. Notre cerveau a disjoncté dans un réflexe de survie et a enterré les souvenirs pour nous permettre de ne pas basculer dans la folie. Nous ne nous découvrons pas à plaisir incestés, n’en tirons aucune gloire personnelle ni sentiment de se distinguer. Nous ne ressentons aucune vengeance ni satisfaction à désigner un agresseur qui est proche mais plutôt peur, sentiment d’un immense gâchis et dégoût de soi de devoir dire une vérité si moche. Nous avons honte. Nous nous sentons coupables. Nous aimerions tellement que cela n’ait pas existé.

Mettre des mots sur l’horreur c’est revivre ce mal absolu qu’est l’inceste : le meurtre psychique d’une âme innocente. Saches, lecteur, que celui qui parle le fait mû par une nécessité : survivre. Le silence nous tue.

Reprenons le fil…

Je fais une analyse très claire de la situation et explique le tout face à ma thérapeute, qui ne dit mot. Magistral. Je déroule mon texte comme on déroule un roman. Le personnage n’est pas moi, je ne suis pas concernée, c’est une autre qui a vécu. Je m’étonne du détachement que je manifeste. Le monstre est ligoté, terrassé par ma lucidité et le cri de victoire intérieur que je pousse. Je me dis c’est fait, maintenant je peux vivre, je peux aller de l’avant, laisser le passé derrière moi . Une fois de plus je me leurre, une fois de plus ce n’est que le début…

Vous parler de ce que j’ai subi ne servirait à rien. Violence psychologique ou physique, dans l’inceste et l’incestuel tout est destruction de l’être. Innocence bafouée, confiance pervertie. Délivrer des détails sordides ou anodins ne vous aidera en rien à comprendre. Bien au contraire. Vous vous perdriez dans un imaginaire et une émotion qui seraient de toutes façons sans rapport avec la réalité.  Le plus terrible, le plus tragique de l’inceste c’est la survie.
 
Survivre...