Lettre ouverte à la ministre de la Justice

Projet Publié le 07.10.2017


Lettre ouverte de notre présidente à Madame Nicole Belloubet, ministre de la justice, pour défendre les droits des victimes d'inceste et de pédo-criminalité.

Chère Madame le Garde des Sceaux,

En France, 4 millions de personnes sont victimes d’inceste. Un crime qui constitue 75% des cas de crimes sexuels sur mineurs. Ce traumatisme a des conséquences dramatiques sur la santé physique et mentale et pose un problème de société et de santé publique : toxicomanie, dépression, tentatives de suicides, anorexie, boulimie, automutilations, prostitution et comportements sexuels à risque, maladies chroniques. L'étude américaine ACE (Adverse Childhood Experiences) du Kaiser Permanente Institute en 1998, et les 81 publications scientifiques qui ont suivi ont mis en évidence une espérance de vie qui peut être réduite jusqu'à 20 ans.

La particularité de l’inceste est le tabou qui l’entoure encore aujourd’hui, et le silence que 9 fois sur 10 la famille impose à la victime en préférant protéger l’agresseur. Ainsi, près de 90% des victimes de viol ne portent pas plainte. C’est pourquoi les survivant(e)s de l’inceste ont particulièrement besoin des pouvoirs publics.

Face à l'inceste est une association internationale à but non lucratif, reconnue d'intérêt général, créée en l'année 2000, qui aide les victimes d’inceste dans leur parcours de reconstruction, sensibilise le grand public sur ce sujet encore trop souvent tabou et agit auprès des pouvoirs publics pour inscrire, dans la loi et dans les faits, des mesures visant à prévenir ce crime et à protéger les victimes.

1-    Mettre fin à la prescription

Nous demandons de mettre fin à la prescription pour les crimes sexuels commis sur des mineurs, comme c’est le cas au Royaume-Uni où la hiérarchisation des crimes par le délai de prescription n'existe pas ou comme cela a récemment été voté dans l’Etat de Californie en 2016 suite à l’affaire Bill Cosby.

Dans un premier temps Face à l'inceste accueillerait favorablement l’allongement du délai de prescription de 20 à 30 ans, conformément aux conclusions de la mission Flament-Calmettes (voir Prescription: la mission de consensus Flament-Calmettes rend ses conclusions) et aux déclarations du Président Emmanuel Macron, alors candidat à la présidentielle, qui s’était engagé le 1er mars 2017 lors d’une interview au magazine ELLE à suivre les préconisations de cette mission.

Si l'allongement du délai de prescription à 30 ans est voté par le Parlement, cela offrira aux survivant(e)s de l'inceste et de la pédocriminalité la possibilité de porter plainte jusqu'à 48 ans au lieu de 38 ans. Cela pourrait permettre à des milliers de personnes de porter plainte et d'espérer une reconnaissance officielle de leur statut de victime. Beaucoup de témoignages, notamment ceux que Face à l'inceste recueille et publie, confirment que cette reconnaissance est importante pour la reconstruction psychologique. Ce délai élargi augmentant l'effet dissuasif d'une possible condamnation pénale, ainsi que la perception de la gravité des crimes sexuels par la société.

Cela pourrait également sauver des enfants en évitant la récidive. De nombreuses études montrent que la majorité des agresseurs récidive tant qu’on ne l’arrête pas. De nombreux témoignages nous décrivent d’anciennes victimes entendues comme témoin et non comme partie civile pour cause de prescription. L’abolition de la prescription est avant tout une mesure de prévention ! Elle pourrait être assortie de mesures pratiques destinées à faciliter la recherche des autres victimes et le regroupement des plaintes concernant le même agresseur.

2-    Mettre fin à la pratique de correctionnalisation

Nous demandons également que le système judiciaire mette fin à la pratique de correctionnalisation des crimes sexuels qui consiste à juger un crime comme un délit. Ce phénomène très répandu (Michel Mercier, Ministre de la justice, a estimé que 80% des crimes seraient correctionnalisés lors d'une audition en 2011 devant le Sénat)  a des conséquences dramatiques pour les victimes (minimisation des faits, baisse des dommages et intérêts, absence de protection…) et sur la société tout entière (banalisation du viol, augmentation des violences sexuelles, favorisation de la récidive, perte de confiance dans la justice…).

Actuellement le juge peut correctionnaliser et la victime doit s’y opposer explicitement. Or, la victime ne devrait pas avoir à faire ce choix. D'où la nécessité d’une prise de conscience se traduisant par une volonté politique avec des moyens et des directives. La chaine judiciaire doit être au service des citoyens et la loi appliquée strictement pour une meilleure protection des victimes.

3-    Mettre fin à la présomption de consentement des enfants

L’affaire très médiatisée de la petite Sarah, 11 ans, victime d’un homme de 28 ans que le parquet de Pontoise poursuit pour « atteinte sexuelle à mineur de moins de 15 ans » et non pour « viol », a mis en évidence une fois de plus un vide législatif criant dans ce domaine. Plus de 270.000 personnes à l’heure où nous écrivons ces lignes ont signé une pétition pour demander ce que nous demandons depuis des années : il faut que la loi reconnaisse qu’un enfant ne peut jamais être consentant pour des rapports sexuels. Le Haut Conseil pour l’Égalité prône une limite à 13 ans. Face à l'inceste demande un seuil de présomption de non-consentement en-dessous de 18 ans.

4-    Informer et prévenir

Par ailleurs, Face à l'inceste souhaite que les mesures du plan gouvernemental de lutte contre les violences faites aux enfants annoncé le 1er mars 2017 soit poursuivies et mises en place, notamment avec la mise en place d’une enquête de moralité et des actions de formation en direction des intervenants auprès des enfants (mesures 8 et 9).

5-    Accompagner les enfants victimes de violences

Il est absolument indispensable que les victimes de violences sexuelles soient prises en charge, comme cela est prévu dans le plan gouvernemental :

  • -       prise en charge pluridisciplinaire (mesure 15) ;
  • -       application de la mesure Mélanie (mesure 16) ;
  • -       réduction de la durée d’instruction (mesure 17).

6-    Aller plus loin

Le plan du 1er mars 2017 a été construit à la hâte et sans aucun moyen budgétaire nouveau, en raison du calendrier électoral et de la fin du quinquennat. Les circonstances actuelles sont plus favorables à une vision politique ambitieuse et volontariste, et nous vous invitons à mettre la protection des enfants au cœur de vos préoccupations.

En conclusion, nous vous demandons :

  • -       d’assurer la mise en œuvre de ce plan interministériel,
  • -       de nous faire part de votre volonté d’aller plus loin sur certains points.

Le candidat Emmanuel Macron nous avait écrit en avril dernier : « Votre contribution est précieuse, car le travail de votre association et de ses membres, spécialistes dans ce domaine, permet d’ancrer les propositions qui doivent être les nôtres dans le réel. » Nous sommes bien évidement à votre entière disposition pour participer à la réflexion sur le sujet des violences faites aux enfants, et de la place faite aux victimes dans la Justice de la République.

La peur et la honte doivent changer de camp et rester réservées aux agresseurs exclusivement. L’abolition de la prescription, ou à minima son allongement, doit être inscrite dans la Loi et accompagnée des mesures adéquates de prévention et de santé publique pour qu'enfin on puisse dire que la France fait tout ce qui est humainement possible pour protéger nos enfants. 

Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame le Garde des Sceaux, ma plus profonde considération.

    Isabelle Aubry, présidente
    Association Internationale des Victimes de l’Inceste