Lundi 16 octobre dernier, Marlène Schiappa, secrétaire d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes, annonçait un nouveau projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles. (à lire dans La Croix notamment)
Elle avait également invité Face à l'inceste à une représentation exceptionnelle de la pièce de théâtre Les Chatouilles d'Andréa Bescond, suivie d'un débat avec la ministre de la justice Nicole Belloubet notamment.
Les Chatouilles, ou la Danse de la Colère
La très belle et très émouvante pièce d'Andréa Bescond a déjà été encensée par la critique et les spectateurs, ainsi que par la profession car elle a reçu le Molière d'or 2016 dans la catégorie "seul en scène". Elle est artistiquement très aboutie mais c'est surtout la sincérité absolue d'Andréa Bescond, sa volonté farouche de vivre, de survivre au traumatisme que représente la pédo-criminalité, et à la loi du silence qui la rend extrêmement précieuse et touchante. Avec humour (les scènes où la narratrice incarne sa mère ou le commissaire de police sont hilarantes autant que dérangeantes), avec une grande empathie et une finesse psychologique qui lui permet de comprendre et d'incarner jusqu'à son agresseur, elle permet au public de toucher du doigt cette horrible réalité qui reste si souvent enfouie. C'est une pièce émotionnellement très forte dont on ne ressort pas indemne, bien qu'elle se termine par un message d'espoir, sur un dialogue apaisé entre l'adulte et l'enfant intérieure qui a été si terriblement blessée.
Il convient tout simplement de dire MERCI du fond du coeur à Andréa Bescond pour ce travail formidable afin d'éveiller les consciences et d'aider la société toute entière à sortir du déni.
Discours de Marlène Schiappa
La représentation était suivie d'une rencontre-discussion avec notamment:
- - Mme Nicole Belloubet, ministre de la justice
- - Mme Marlène Schiappa, secrétaire d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes
- - Mr Jacques Calmettes, magistrat
- - Mme Flavie Flament (lire notre article Prescription: la mission de consensus Flament-Calmettes rend ses conclusions)
- - Mr Edouard Durand, juge des enfants
- - Mme Karen Sadlier, docteure en psychologie clinique
- - Mme Muriel Salmona
Benjamin Griveaux, François de Rugy, Brigitte Macron et plusieurs parlementaires étaient également présents.
Marlène Schiappa prend la parole et après les félicitations d'usage. Elle remarque que le titre de la pièce utilise les mots mêmes de l'agresseur (c'est aussi le cas du titre du livre de Laurent Boyet: "tous les frères font comme ça"). Ces mots de l'agresseur, les victimes continuent à les entendre longtemps après. Il incombe aux pouvoirs publics de créer les conditions de libération de la parole. Car les femmes parlent, les enfants parlent, mais on ne les écoute pas (c'est ce que montre l'affaire Weinstein). Quel modèle de société voulons-nous ? La secrétaire d'État raconte comment les femmes sont venues lui parler à sa permanence de maire adjointe après la sortie du livre de Flavie Flament, La consolation, qui a aidé beaucoup de femmes à sortir du silence. Chaque fois que quelqu'un parle, cela induit la libération de la parole pour bien d'autres personnes.
Prescription: les engagements seront tenus
Le président de la république tiendra les engagements qui ont été pris en mars 2017, à savoir suivre les recommandations de la mission de consensus Flament-Calmettes. En clair, cela signifie un allongement de la prescription à 30 ans à partir de la majorité. Les survivants de l'inceste et de pédo-criminalité auront donc jusqu'à leur 48-ième anniversaire pour porter plainte. Autrement dit, après les 48 ans de la victime, l'agresseur ne pourra plus être poursuivi. C'est une avancée pour lutter contre la récidive et prendre en compte l'amnésie traumatique, mais nous réclamons l'imprescriptibilité depuis la création de Face à l'inceste .
Une grande loi à venir sur les violences sexuelles
Le gouvernement affiche un vrai volontarisme pour lutter contre les violences sexuelles et la culture du viol (ne RIEN laisser passer, assure M. Schiappa), et rechercher une juste condamnation judiciaire et sociétale du viol. Elle rappelle les mots du président de la république à la télévision quelque jours plus tôt en s'adressant aux victimes de violences sexuelles: "je veux leur dire que ce ne sont pas elles, les honteuses, ce sont les personnes qui les agressent".
"Je pense que les mots ont un sens" affirme-t-elle: par conséquent il est primordial de désigner le viol et l'agression sexuelle comme tels, plutôt que de parler "d'attouchements", "main aux fesses" ou autres euphémismes.
La secrétaire d'État parle également des femmes à qui on reproche de ne pas avoir dit "non". Est-ce qu'on demande à une victime de cambriolage ou de vol si elle était consentante ? Il faut donc mettre fin au victim-blaming qui reporte la faute de l'agression sur la victime, et cesser de nier, de banaliser, voire même d'érotiser les violences sexuelles.
"Vous levez des tabous et on est là pour les lever avec vous" dit-elle à Andréa Bescond. C'est pour cela que le gouvernement lance des ateliers afin de construire une loi citoyenne et collective. Elle mentionne également le sujet des personnes handicapées victimes de violences sexuelles, ainsi que celui des garçons et des hommes victimes de violences sexuelles. Elle regrette qu'il n'existe pas d'association pour ces hommes survivants. Rappelons tout de même que les hommes survivants de l'inceste sont les bienvenus à Face à l'inceste , qu'on en trouve parmi nos bénévoles ainsi que dans nos groupes de paroles, et qu'une section de notre site internet leur est spécialement dédiée. Nous pouvons donc respectueusement contredire la secrétaire d'État en affirmant: les hommes victimes de violences sexuelles sont les bienvenus à Face à l'inceste !
Marlène Schiappa salue enfin la présidente du Collectif Féministe Contre le Viol (qui lui aussi défend les hommes victimes, notons-le en passant). Elle évoque le cas de femmes qui ne peuvent plus aller chez le dentiste car elles ont subi des viols avec fellation et ne peuvent plus supporter qu'on les touche fut-ce pour soigner une carie. Ce n'est là qu'un petit morceau de l'iceberg malheureusement: les personnes qui ont lu notre introduction à l'étude ACE sur les traumatismes infantiles ne le savent que trop bien, et la suite de la discussion le montrera.
Et l'inceste, Mme la ministre ?
Puisque les mots sont importants et qu'il faut faire sauter les tabous, nous interrogeons les ministres présents sur le mot le plus important. Celui qui manquait dans le discours pourtant si engagé et volontariste de Marlène Schiappa. Le mot qui fâche et qui fait peur. Le mot INCESTE.
Nous rappelons aux personnes présentes que les violences sexuelles sur mineurs sont à une écrasante majorité commises dans le cercle familial (plus de 90%), et qu'il est absolument vital que la société toute entière et les pouvoirs publics se mobilisent pour secourir des personnes que leur propre famille agresse ou abandonne à l'agresseur.
Andréa Bescond abonde dans notre sens: les institutions doivent prendre le relais quand la famille est déficiente. Lorsqu'elle était enfant, personne ne lui a jamais dit: protège ton corps, personne n'a le droit de te toucher à cet endroit ni de cette façon-là.
La question de l'éducation est alors posée: une loi existe pour rendre l'éducation à la sexualité obligatoire à l'école, mais elle est appliquée de manière très hétérogène sur le territoire. De plus la prévention des violences n'est pas l'unique objet de cette éducation.
L'État doit prendre conscience de l'ampleur numérique du problème (4 millions de personne selon une étude Face à l'inceste , 1 enfant sur 5 selon le Conseil de l'Europe), et du coût astronomique pour la santé publique et la sécurité sociale que causent les retombées à long terme des traumatismes infantiles. Des sujets que nos adhérents connaissent bien, mais qui restent mal connus du grand public... et de la classe politique.
La docteure Karen Sadlier explique que lorsqu'un enfant est soumis à un stress intense et prolongé (ce qui est toujours le cas quand on lui inflige des agressions sexuelle répétées), il produit des hormones comme le cortisol qui agissent comme un véritable poison et peuvent causer des maladies chroniques (diabète, obésité, maladies auto-immunes), des troubles psychologiques, la dépression nerveuse, l'anorexie ou la boulimie, etc. Andréa Bescond évoque dans sa pièce les comportement auto-destructeurs qui sont fréquents chez les survivants de l'inceste et des crimes sexuels: consommation de drogues, prises de risque inconsidérées, conduites sexuelles à risque, etc. Ces sujets ne sont pas nouveaux mais il est bon de les voir évoquer devant un gouvernement qui souhaite manifestement les entendre (Nicole Belloubet prend des notes et n'interviendra qu'à la fin).
Un témoignage dramatique
Deux parents livrent le témoignage dramatique de leur garçon de 4 ans qui a été agressé par le compagnon de l'assistante maternelle. Un signalement a été fait en février 2017 mais il a débouché sur un classement sans suite. L'agresseur présumé vit toujours chez l'assistante maternelle, qui a conservé son agrément. Il continue donc à être en contact avec des enfants ! Et les parents protecteurs ont reçu des menaces, ont dû changer de numéro de téléphone, envisagent de déménager... que faire lorsque des enfants sont agressés et que les institutions sont impuissantes à les protéger ?
Muriel Salmona indique que les personnes les moins bien défendues par la justice sont également les plus fragiles: enfants, familles mono-parentales, familles modestes...
Le juge Calmettes rappelle que la justice d'un pays démocratique doit respecter l'impartialité, le débat contradictoire et l'exigence de la preuve. Dans les affaires de viol la preuve est particulièrement difficile à apporter.
Le juge Durand approuve mais il dénonce également la puissance du déni qui habitent encore les professionnels du droit autant que la société toute entière. Il donne tout de même trois pistes pour améliorer la protection des enfants:
- 1. Changer la loi
- 2. Mieux former les professionnels en matière de victimologie (magistrats, policiers, gendarmes)
- 3. Lutter contre les concepts qui neutralisent la pensée comme le SAP (officiellement désavoué par le gouvernement précédent)
Il rappelle que des mesures de prévention comme l'interdiction d'exercer un métier au contact des enfants peuvent également être décidées par la justice.
Il faut que l'enfant soit en confiance, écouté par des professionnels bienveillants selon les méthodes dont l'efficacité est scientifiquement reconnue. Faute de quoi la sous-déclaration restera courante chez des enfants qui sont simplement terrorisés par le policier ou le juge qui les interrogent sans ménagements.
Flavie Flament rappelle que son livre est paru il y a moins d'un an et que les choses semblent avoir beaucoup bougé en peu de temps, dans la société comme au niveau institutionnel. Un vent d'espoir s'est levé. L'espoir, un mot que nous employions déjà en écrivant: Flavie Flament : l'horreur et l'espoir au début de l'affaire. Mais il est maintenant temps de passer des discours aux actes.
Un contexte médiatique favorable
L'affaire Flavie Flament, mais aussi plus récemment l'affaire Weinstein et le succès mondial du mot-clé #MeToo sur les réseaux sociaux (y compris ceux de Face à l'inceste ) laissent penser qu'on approche d'un tournant, et que la tolérance pour les violences sexuelles, l'indifférence pour les victimes sont en chute libre. On ne peut que s'en réjouir ! Libérons la parole, oui, y compris pour les personnes qui ont subi le tabou des tabous: l'inceste.
Concrètement, que peut-on attendre ?
Voici les principales annonces qui ont été faites ce 16 octobre:
- 1) Le gouvernement souhaite allonger la prescription à 30 ans au moins. Il ne ferme pas la porte à l'imprescriptibilité, mais Nicole Belloubet objectait que cela pourrait poser des problèmes de compatibilité avec la constitution. En réalité ce n'est pas vraiment le cas car il existe déjà un arrêté du Conseil d'Etat qui tranche sur cette question, en affirmant qu'une suppression de la prescription pour certains crimes serait compatible avec notre constitution.
- 2) Le principe d'un âge en-dessous duquel le non-consentement d'un mineur serait de droit semble acquis. C'est un combat que Face à l'inceste mène depuis 17 ans et à qui l'affaire de Pontoise fortement médiatisée a semble-t-il donné un élan décisif. Reste à décider du seuil: certains avancent 13 ans, 15 ans, 16 ans. Face à l'inceste demande un seuil à 18 ans car un mineur, c'est un mineur. En France une personne de moins de 18 ans n'a pas le droit de vote, pas le droit de jouer de l'argent au casino ni d'acheter des cigarettes. Pourquoi aurait-elle le droit de subir un viol en étant présumé consentant ?
- 3) Le gouvernement réfléchit à améliorer le recueil de la parole et l'écoute des victimes, spécialement celles qui sont en position de vulnérabilité
- 4) D'autres mesures relatives au harcèlement dans les espaces publics et au travail sont sans doute à l'étude
Nous prendrons bien sûr notre part de responsabilité et participerons à tous les ateliers organisés par le gouvernement sur le sujet. Avec un seul message pour les ministres et députés: la réalité de l'inceste et de la pédo-criminalité en France et en Europe est bien au-delà ce ce que vous imaginiez, autant pour la nombre de personnes concernées que pour la gravité des conséquences pour la santé publique. Même si vous croyez que vous avez ouvert les yeux, vous n'avez encore vu qu'un petit morceau de l'Iceberg. Écoutez-nous, Mesdames les ministres, écoutez la voix des survivants de l'inceste, ou du moins ceux et celles qui ont trouvé la force de parler !